La plume : critiqueLa plume : littérature

Communier par l’expérience imaginaire

« Je pensais aux biologistes et à leurs découvertes, pas sur les ifs, d’autres, plus émouvantes : que l’individu n’existe pas chez les végétaux aux structures décentralisées. Que lorsqu’un arbre vieillit, il devient une forêt, et qu’en mourant, il fait naître autour de sa souche une centaine de drageons. Ça me donnait envie d’être solidaire » (p. 12-13).

Qu’est-ce qui peut constituer le socle fondamental d’une communauté ? Si vous avez comme moi de la peine à trouver une réponse satisfaisante, peut-être que la littérature suisse pourra vous aider. Suzanne, désespérément (éditions BSN Press, 2021), dont le titre insolite s’inspire du film de 1985 de Susan Seidelman, est le septième roman de l’autrice Mélanie Chappuis. Il est présenté par son éditeur comme un « polar joyeux et rafraîchissant » (quatrième de couverture) où la disparue n’est autre qu’une chienne. Mais au-delà de son postulat original qui prête à sourire, l’œuvre se révèle progressivement être « un roman d’introspection » (p. 54) subtil et attachant.

La communauté du cabot

Au premier abord, les dix personnages principaux n’ont rien en commun hormis le fait qu’ils se promènent tous dans la même forêt, la plupart possédant une chienne[1] dont ils s’occupent diligemment. C’est notamment le cas de Lucienne, dont la magnifique Boxer prénommée Suzanne disparaît un jour en s’enfuyant par un trou dans la barrière du jardin. La détresse qui touche Lucienne est profonde et ses voisines décident de l’aider à rechercher sa fille canine. Car le premier enseignement que nous offrent ces personnages concerne la singularité du lien qui unit une propriétaire à sa chienne : « On imagine tous par ici ce que c’est la disparition d’un chien. Il n’y a que ceux qui en ont qui peuvent comprendre. Les parents, ils pourraient aussi, s’ils acceptaient que nos clebs, on les aime autant qu’ils aiment leurs rejetons » (p. 6).

Cet amour inconditionnel se retrouve donc chez tous les personnages, quand bien même ils divergent dans leurs opinions sur la façon adéquate d’élever une chienne, voire, de mener sa propre vie. Ainsi, Alberto, le motard conservateur qui pense que l’autorité est la seule façon correcte d’élever une animale, ou Cynthia, la quinquagénaire aigrie qui déteste les belles femmes (et donc Lucienne), se joignent aussi aux battues. Les interactions entre toutes ces figures sont dès lors un terreau fertile pour faire naître l’humour, le drame ou la passion.

La polyphonie de la comédie humaine

Le roman se rapproche rapidement de l’enquête criminelle, car certains personnages soupçonnent que la disparition de Suzanne n’est pas naturelle. Mais cet air de polar est davantage une caractéristique formelle qu’un trait fondamental de l’œuvre et nous donne surtout accès aux points de vue de tous les personnages. En effet, Suzanne, désespérément se démarque par le parti-pris de n’être composé pratiquement que de monologues intérieurs, chaque sous-chapitre ouvrant sur les pensées d’une autre protagoniste :

« Charles / J’enquête aussi, c’est l’écrivaine qui me fait bosser, elle a vu mon potentiel, je suis un peu son monsieur Watson. Ça y est, je recommence à faire mon subalterne. Mettons que Marie et moi formons une organisation horizontale, nous sommes une structure à deux têtes, une équipe. Nous sommes parvenus à la conclusion, chacun de notre côté, et par la suite ensemble, que Suzanne, la pauvre princesse, a dû être kidnappée » (p. 51-52).

Une pluralité de voix s’offre à la lectrice, qui a ainsi accès à de nombreuses personnalités et vécus différents, transmis avec leurs phrasés et vocabulaires propres. Chaque personnage effectue, tour à tour, un processus d’introspection. Et si j’ai personnellement trouvé que certains d’entre eux apparaissent quelque peu comme des prétextes, principalement présents dans l’intrigue pour permettre d’aborder rapidement certaines thématiques (comme Rachid l’ex-junkie ou Paola la végane), la plupart sont assez développés pour éviter cet écueil. À dire vrai, la richesse thématique et la finesse des réflexions que le roman parvient à atteindre en une centaine de pages forcent à l’admiration :

« Ce n’est pas facile de lui résister à cette salope de vieillesse. Moi j’essaie aussi. Je fais encore de la moto. Avec ou sans les copains. Je me mets en danger. L’adrénaline, il n’y a rien de mieux pour sentir qu’on s’appartient encore. Qu’on est aussi vivant qu’à vingt ans. Plus même, on sent la fin arriver, alors on profite. Le chant du cygne, quoi » (p. 80).

Nul doute que chaque lectrice pourra s’identifier à au moins un personnage, ce qui assure sa participation active au processus d’introspection emmené par Chappuis. Car il me paraît difficile de ne pas vouloir deviner le fractionnement de différentes pensées, traits de personnalité, voire expériences véritables de l’autrice derrière certains protagonistes – et notamment celui de l’écrivaine Marie qui présente quelques clins d’œil évidents à sa créatrice.

La mission de la littérature ?

Et c’est précisément ainsi que la maîtrise de l’œuvre se déploie. Chappuis écrit « un roman d’introspection » dans lequel elle cherche à explorer sa propre psyché, mais elle fait ceci en laissant s’exprimer un assortiment de personnages contrastés. En voulant parler d’elle-même, l’autrice choisit de prendre le temps de parler des autres et faire parler les autres qui sont, par extension, des avatars de tous ses possibles lecteurs. Elle crée d’abord une communauté constituée de ses héroïnes, liées par le partage de leur amour pour leurs animales et la recherche de Suzanne. Et simultanément, elle crée une communauté reliant elle-même et ses lectrices grâce au partage d’expériences qui peuvent être à la fois connues ou étrangères à nous toutes et tous.

Cette observation me pousse à élargir le propos. Pour l’auteur vaudois Charles Ferdinand Ramuz, la littérature (et l’art en général) revêt un rôle primordial dans la société, parce qu’elle permet de se représenter le monde au-delà de son seul quotidien concret. Elle y parvient par le biais de l’imagination, c’est-à-dire, la mise en images (mentales) d’objets ou d’expériences, y compris ceux qui échappent à la réalité de telle ou telle personne :

« Il n’a pas de monde pour celui qui ne se représente pas le monde. L’existence du monde suppose donc sa double présence. Pour que le monde soit, il faut qu’il soit deux fois. […] La plupart des hommes manquent d’imagination et il se trouve aussi que la vie quotidienne est faite par des gens qui manquent d’imagination, car la majorité décide. »[2]

Ainsi, sans la littérature comme porte d’accès à l’imagination, il nous serait beaucoup plus difficile – si ce n’est impossible – de comprendre le monde qui nous entoure et de partager des expériences allant au-delà de nos vécus individuels. Il serait aussi impossible de construire une communauté qui dépasse les sphères sociales que nous côtoyons immédiatement au jour le jour (nos proches, nos collègues, etc.).

Suzanne, désespérément s’inscrit pour moi parfaitement dans cette vision du rôle de la littérature. Mélanie Chappuis compose brillamment son « roman d’introspection », en choisissant d’imaginer et de laisser parler des personnages à la fois proches et éloignés de son expérience réelle, s’ouvrant à la possibilité de mieux se comprendre elle-même ainsi que le monde qui l’entoure. Les deux communautés qu’elle fonde, celle fictive des personnages et celle réelle des lectrices, constituent alors une bien belle preuve du pouvoir de rapprochement et de partage d’une œuvre littéraire.

Hugo Pichelin

Références :

Mélanie Chappuis, Suzanne, désespérément, Genève, BSN Press, collection fictio, 2021, 104p.

http://www.bsnpress.com/

Charles Ferdinand Ramuz, Remarques [Six cahiers] [1928-1928], in C. F. Ramuz, Œuvres complètes XVI, Essais, tome 2, 1927-1935, Genève, Slatkine, 2009, 576p.

https://www.slatkine.com/fr/homecategory/editions-slatkine

Photos : © Hugo Pichelin

[1] J’ai choisi d’utiliser le genre féminin pour tous les termes génériques de cet article.

[2] Remarques [Six cahiers] [1928-1928], in Charles Ferdinand Ramuz, Œuvres complètes XVI, Essais, tome 2, 1927-1935, Genève, Slatkine, 2009, p. 65 et p. 94.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *