Les réverbères : arts vivants

Coup de foudre au cimetière pour le Crève-Cœur

Au Crève-Cœur, du 16 janvier au 11 février, on vous emmène… au cimetière. Oui – mais ce n’est qu’un prétexte. Dans Le Mec de la tombe d’à côté, adaptation du roman-phénomène de Katarina Mazetti, on vous parlera surtout de différences, de livres, de vaches, d’amour, d’humour, de séparation… et de sexe, dans une mise en scène de Georges Guerreiro.

Elle, c’est Désirée (Marie Druc), parce que sa maman est tombée enceinte à 42 ans – et que c’était une enfant très désirée. Elle s’habille en beige et bleu, a des cheveux blonds, un chapeau brodé d’amanites rouges. Elle est cultivée, citadine et bibliothécaire. Elle lit Lacan, va à l’opéra, habite seule dans un appartement design à la décoration impeccable. Elle ne sait pas cuisiner. Ah, et elle est veuve, aussi (sans enfant). Sur scène, elle prend ses quartiers côté cour.

Lui, il s’appelle Benny (Vincent Babel) – probablement un diminutif, on ne saura pas de quel prénom. Il porte une tenue de travail boueuse, des bottes en caoutchouc montantes. Il aime les boulettes à la viande, adore inviter les filles à danser – mais ne conclut jamais, car il n’ose pas leur parler. Il est agriculteur, possède vingt-quatre vaches et pas mal de moutons. Il a perdu sa mère. Son domaine s’étend sur les planches, côté jardin.

Eux, Désirée et Benny, sont les protagonistes d’une histoire à la fois drôle, tendre et mouvementée : celle d’un roman suédois, Le Mec de la tombe d’à côté, publié en 1999 par Katarina Mazetti, traduit en 22 langues, adapté au cinéma… et aujourd’hui au théâtre, grâce à la plume de Laure Jeggy. Pourtant, si Désirée et Benny se trouvent réunis dans ce conte moderne doux-amer, on ne pourrait imaginer personnes plus différentes. Un vrai choc culturel.

Pour un éclat de rire

Tout commence de manière relativement anodine. Sur la scène, deux tabourets en bois clair. Un carré de planches à peine vernies pour habiller le fond et dissimuler les coulisses. C’est tout – et il n’y a pas besoin de plus, puisque nous sommes pour l’instant dans un cimetière. Plusieurs fois par semaine, Désirée et Benny s’y rendent – pour des motifs différents.

Elle va se recueillir sur la tombe de son mari (un biologiste passionné d’ornithologie, adepte du taïchi et de la nourriture ultra-saine, qui s’est tué à vélo en la laissant sans enfant). Autant dire que Désirée oscille entre agacement et colère, quand elle s’adresse au défunt avec beaucoup d’autodérision. Quant à éprouver de ces tristesses qu’on décrit dans les livres à l’eau de rose après le départ de l’aimé… ça, non. Benny, quant à lui, rend visite à sa mère – ménagère parfaite décédée d’un cancer et enterrée aux côtés de feu son époux. Depuis qu’elle n’est plus là, la vie est dure pour Benny : la ferme le tient occupé 24h/24, 7 jours/7 ; les vaches ne lui laissent pas une seconde de répit… même pas le temps pour s’occuper du ménage dans la maison ou se cuisiner un repas chaud. Pour que la ferme tourne vraiment, il faudrait être deux.

Rien ne semble donc réunir Désirée et Benny, que la présence de l’autre (considéré comme un intrus dans ce cimetière où tous deux cherchent la quiétude) agace profondément. Rien – si ce n’est leurs deux tombes, qui se trouvent côté à côté. Rien…

… jusqu’au jour où un éclat de rire partagé change tout.

Des tombes aux draps

Le Mec de la tombe d’à côté raconte la naissance d’une passion – entre deux êtres que tout oppose. Désirée et Benny n’ont rien en commun : ni milieu social, ni goûts quels qu’ils soient (musicaux, politiques, vestimentaires, alimentaires), ni éducation, ni métier, ni parcours de vie… rien. Et pourtant ! Grâce à Marie Druc et Vincent Babel, leur coup de foudre (qui ressemble plutôt à la décharge d’une clôture à vaches électrifiée) prend vie. On assiste à l’évolution de leur histoire : les premiers pas hésitants, les premiers cadeaux, le premier rendez-vous, la première baise (oui, parce que quand on décrit ça avec les mots qu’utilisent Katarina Mazetti, c’est une baise – et même une sacrément bonne baise !), suivi de la deuxième, de la troisième… et de toutes les autres. Désirée et Benny se racontent – dans leur vécu individuel ou à deux : alternant voix solo ou dialogue, s’adressant au public ou prêtant leur voix à d’autres protagonistes qui n’apparaissent que dans leurs récits (les amis de Benny, la meilleure amie de Désirée qui n’en finit pas avec des relations toxiques), iels nous entraînent dans les remous de ce qui devient peu à peu leur couple. Marie Druc et Vincent Babel virevoltent sur scène, se coupent la parole, singent les petits travers de l’autre avec une délectation contagieuse. On rit, on pleure, on s’émeut à leur côté… parce qu’au final, ce qu’on nous raconte est vrai. Terriblement juste et humain.

Car le couple de Désirée et Benny n’a rien de facile, rien d’évident, rien de l’eau de rose dont sont normalement fait les romans. Il y a des déchirements dans ce couple-là, des impossibilités de compréhension, des vexations intimes, des non-dits, de l’amertume et des piques bien senties. Beaucoup d’humour, aussi, d’un genre un peu désespéré – le type d’humour qu’on fait quand on sait qu’au final, on va se retrouver seulement avec les pots cassés et qu’on n’y pourra rien. Car Benny et Désirée, que tout oppose et surtout eux-mêmes, peuvent-ils vraiment être ensemble ? Vivre un amour durable ? Mais d’abord, c’est quoi l’amour ? Le couple ? Ce qui lie à un autre, à une autre… ?

Sans apporter de réponses franches (on n’en voudrait pas et on n’y croirait pas si c’était le cas), Le Mec de la tombe d’à côté effleure des possibilités de vécu. Et, quand l’histoire s’achève, on se rend compte qu’on n’aurait pas souhaité une autre fin que celle, douce-amère, qui suggère ce qui, en fin de compte, est réellement important.

Magali Bossi

Infos pratiques :

Le Mec de la tombe d’à côté, de Katarina Mezetti (adapté par Laure Jeggy), au Théâtre le Crève-Cœur, du 16 janvier au 11 février 2024

Mise en scène : Georges Guerreiro

Avec Marie Druc et Vincent Babel

https://lecrevecoeur.ch/spectacle/le-mec-de-la-tombe-da-cote/

Photos : © Loris von Siebenthal

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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