Les réverbères : arts vivants

Le Fou et la Princesse – Fantasio, ou un conte barock en Bavière

Au Théâtre de Carouge, place à la jeunesse ! Fantasio met le cap sur les illusions perdues des dandys fin de siècle, des princesses désenchantées et des fous du Roi… le tout, grâce à la plume d’Alfred de Musset et à la mise en scène tourbillonnante, barock, de Laurent Natrella.

Oyez oyez, bonnes gens de Bavière ! Transmettez la nouvelle, car la fille de notre Roi (Zacharie Heusler), la princesse Elsbeth (Loubna Raigneau) va se marier ! Des villes aux campagnes, réjouissez-vous – car ses noces avec le prince de Mantoue (Pierre Boulben), mettront fin à la guerre. Chantez, riez, buvez : ainsi le veut votre Roi !

Chanter ? Le pauvre Fantasio (Hugo Braillard), jeune homme qui traîne ses guêtres clinquantes (pantalon de cuir ajusté et manteau de fourrure rouge) et son spleen à travers la ville, n’en a pas le cœur. Et rire ? Comment rire – alors que sa vie n’est qu’un désenchantement perpétuel ? Lui qui autrefois aimait s’amuser avec impertinence, le voilà criblé de dettes… les créanciers à sa porte ! Boire, peut-être – voilà la solution qu’il choisit, lorsqu’il délaisse ses ami·e·s pour ruminer sur son triste destin en compagnie d’un unique confident : Spark (Ismaël Attia), oreille attentive, mais terriblement pragmatique lorsqu’il s’agit de questionnements existentiels… Mais la ville nocturne, en liesse après l’annonce du mariage de la princesse, se fige soudain devant les deux amis : un cortège funèbre passe – celui de Saint-Jean, le bien-aimé fou du Roi. Voilà l’opportunité qu’attendait Fantasio : il va devenir le nouveau fou du Roi. À lui les fantaisies, la légèreté et la poésie… et au diable les créanciers !

Aux carrefours des ambiances

Ce que Musset décrit, c’est un savant mélange de désenchantement fin de siècle, de modernité toute remplie de spleen… et de conte de fée aux allures médiévales, sur fond de critique politique. Ça fait beaucoup, vous me direz – en réalité, pas tant que ça, car ce qui lie les différents ingrédients de ce cocktail, c’est une attention aiguë portée à la jeunesse, à ses aspirations. Et pour cause : Musset, lorsqu’il publie cette pièce dans La Revue des Deux Mondes en 1834, n’a pas encore vingt-cinq ans. Cette agitation fébrile d’une jeunesse qui se cherche, c’est celle qu’attrape dans ses filets le metteur en scène Laurent Natrella. Pour se faire, avec la collaboration du TKM dirigé par Omar Porras, il réunit sur scène une brochette de jeunes artistes qui sortent tout juste des écoles de théâtre suisses. Mais comment s’approprier un texte classique, en faire quelque chose de neuf et de déboussolant… sans virer dans la facilité ? Laurent Natrella fait le choix des ambiances, en proposant une interprétation conçue à la manière d’une tapisserie dont les différents fils superposent leurs teintes dans un chromatisme inattendu. Mysticisme, conte de fées, intrigue politique ou pantomime amoureuse désenchantée : il y a un peu de tout ça dans Fantasio.

Cette superposition d’ambiances est particulièrement habile dans l’incipit. Fantasio s’ouvre en effet sur une silhouette longiligne, vêtue de noir – celle de Françoise Gautier. L’intensité de son regard et de sa voix aspirent : dans une distribution qui demande à chacune et chacun d’endosser plusieurs rôles, elle incarne successivement un ami de Fantasio, un page, un courtisan… mais surtout, l’Esprit du conte, celui par lequel tout peut advenir. C’est sa main et son sourire énigmatique qui guident littéralement l’avancée du récit, en commandant aux lumières de s’allumer, à la musique de résonner… c’est sa voix qui chuchote à l’oreille des autres personnages les mots à prononcer, aux moments les plus fatidiques. Grâce à l’Esprit du conte, l’ouverture de Fantasio se nimbe d’abord de mysticisme antique… avant de glisser vers des scènes de liesse nocturnes, après l’annonce des noces princières. Dans les corps dénudés de ces jeunes gens qui font et se défont en faisant la fête, dans leurs maquillages outranciers, leurs gestuelles exagérées et leurs costumes qui brouillent les limites des genres, il y a quelque chose de l’opéra rock Starmania – un petit « Quand on arrive en ville », peut-être… Avant de flirter avec le conte, on glisse vers une modernité désespérée qui évoque le tournant d’un siècle à un autre. Mais parle-t-on du passé ou de notre propre époque ?

Barockeries…

Le Fantasio de Musset se voit donc extirpé de son carcan de pièce « classique » d’une manière à la fois poétique et provoquante. Et cela passe, aussi, par les costumes, les maquillages, les perruques et les accessoires. Tout, des dentelles de la robe d’une gouvernante au velours d’un manteau d’officier, en passant par le gigantisme du trône du Roi (écrasé par la charge du pouvoir) ou une moustache finement dessinée au crayon noir, construit l’esprit d’un conte baroque – ou plutôt, barock. Cette barockerie, entre préciosité du XVIIIe siècle et démesure à la Freddy Mercury ou Elton John, culmine chez le personnage du prince de Mantoue, avec sa perruque rose vif et son impressionnant manteau de cérémonie turquoise, tout parsemé de fleurs éclatantes (et je ne vous parle même pas du gilet brodé qui l’accompagne !). D’une préciosité toute italienne, le prince joue du clavecin… mais improvise sur des tonalités jazzy, extériorise sa frustration à la batterie et rêve ses ambitions dans un solo de trompette : bref, c’est une impressionnante performance d’acteur et de poly-instrumentiste que livre Pierre Boulben ! Son aide de camp, le timide Marinoni (Clément Etter), apporte quant à lui le contre-point comique et touchant de celui qui est obligé de subir les caprices démesurés de son supérieur… Leur pas-de-deux musicaux ne rendent que plus attentif·ve à la musique originale composée par Christophe Fossemalle, qui a sans doute autant emprunté à Bach qu’à Queen.

La barockerie du prince de Mantoue trouve un écho dans celle qui anime non seulement Fantasio – mais également la princesse Elsbeth. Hugo Braillard, qui incarne le héros de la pièce, virevole avec assurance dans son rôle de fou du Roi, tantôt sur un monocycle, tantôt en escaladant le baldaquin de la princesse (qu’il essaie de détourner de ses noces, imposées par la raison d’état). Dans la tenue rouge-orangée qui marque sa fonction à la Cour, il passe du rire sincère à l’ironie acerbe, de la retenue grave à la tendresse non-feinte – on dirait une mésange qui volette de branche en branche, pour décortiquer d’un coup de bec les moindres inflexions de l’âme… avant de s’envoler pour se poser ailleurs. Et recommencer. Ainsi peut-il dessiller nos yeux en nous montrant que son propos, s’il est bien le fruit d’une époque (celle de Musset), peut sans peine s’adresser à la nôtre. À ses côtés, Loubna Raigneau campe une Elsbeth à la fois fragile et combattive, prisonnière des rêveries romantiques induites par sa nourrice (Linna Hassan Ibrahim) tout en voulant s’émanciper en tant qui femme… quitte à employer la violence si nécessaire (en témoignent les nombreuses courses-poursuites avec Fantasio, entre réel combat et respiration humoristique). Barock, Elsbeth l’est certainement – mais comme une adolescente d’aujourd’hui, encore prisonnière de la cage dorée de sa chambre.

… et cages d’oiseaux

C’est sur l’image de la cage que j’achèverai ma réflexion, car elle me semble révéler l’essence du Fantasio de Laurent Natrella. Que ce soient les maisons de la ville (silhouettes découpées géométriquement derrière lesquelles on aperçoit les personnages), le dossier du trône du Roi, la tête de lit de la couche princière ou le cachot dans lequel Fantasio finit par être jeté, les barreaux apparaissent omniprésents… moins pour enfermer, cependant, que pour suggérer un jeu de transparence. Car c’est à travers eux, à travers la cage qui enferme, derrière les costumes qui cachent et dénudent les corps, que se révèle la réalité des êtres ; c’est à travers le grillage de la prison qu’on perçoit et comprend leurs véritables aspirations. Et c’est à travers ces espaces de liberté, interstices entre les barreaux, que Fantasio et son aéropage de fous désenchantés, de princesses rebelles, de suivantes rêveuses, de rois dépassés et de jeunesse en rupture, parvient à s’envoler.

Comme un vol de mésanges.

Magali Bossi

Infos pratiques :

Fantasio, d’Alfred de Musset, au Théâtre de Carouge, du 23 janvier au 11 février 2024.

Mise en scène : Laurent Natrella

Avec Ismaël Attia, Pierre Boulben, Hugo Braillard, Clément Etter, Françoise Gautier, Linna Hassan Ibrahim, Zacharie Heusler, Loubna Raigneau.

https://theatredecarouge.ch/spectacle/fantasio/

Photos : © Lauren Pasche

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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