Crève-Cœur : Vian, Mozart… et compagnie !
Du 20 septembre au 16 octobre, le Théâtre le Crève-Cœur vibre de mots et de notes, dans une palpitation joyeuse qui fleure bon le dadaïsme et la férocité enthousiaste. Sur fond de bombes atomiques, d’opéra, de relations conjugales explosives et de petits riens, les Farceurs Lyriques s’amusent avec Vian, Mozart… et quelques autres.
Dans Boris Vian, Mozart et nous, tout commence devant une porte bleue. D’un beau bleu profond, qui tire vers l’électrique, vers l’indigo. Sur la scène accueillante du Crève-Cœur, la porte bleue dispute la vedette avec un piano droit, un tabouret et des partitions qui semblent attendre quelque chose. Ou quelqu’un. Mais qui ?
Des chansons à la pelle
On frappe à la porte. Débarque un flegmatique inconnu, tiré à quatre épingles dans son costume de scène. Son nom ? Jacopo Raffaele – ou plutôt, « Il Baskerville » (son sobriquet de scène). Le voici qui toise son public avec beaucoup de hauteur et d’humour, entre puis ressort (le tout plusieurs fois)… et s’installe finalement au piano. C’est lui qui signe les arrangements musicaux, qui mêlent chansons françaises de tous poils, opéras classiques, et cabaret burlesque à la sauce surréaliste.
Et le surréalisme, d’ailleurs, n’attend pas pour pénétrer sur scène : les premières notes s’égrènent… la porte s’ouvre à nouveau… et nous voici parties et partis dans une déferlante de bonne humeur musicale ! Dans l’encadrement de la porte bleue se tiennent nos hôtes de la soirée : Eva Fiechter (soprano), Nasma Moutaoukil (chanteuse, mais également violoniste) et Francesco Biamonte (baryton-basse). Ensemble, il et elles vont nous faire rire et nous émouvoir grâce à leurs voix, à leur posture, à leurs mimiques.
Une fois la porte franchie, les voilà qui s’amusent à déplier le décor caché par la paroi bleu indigo, passant d’un air à l’autre. Des couplets de Vian, bien sûr – on s’émerveille de leur diction rapide dans Ah ! Si j’avais un franc cinquante ; on s’amuse de la critique sociale et économique dans Les joyeux bouchers et Le petit commerce ; on traque les jeux de mots tendres dans Chanson de charme (le charme étant à la fois un arbre et le caractère charmant d’une personne)… Se mêlent, aux textes de Vian, des thèmes mozartiens bien connus : Don Giovanni, l’air de la Reine de la Nuit de La Flûte enchantée (« Der Hölle Rache »)… qui font parfois la part belle à une irrévérence très scatologique (comme dans le canon à quatre voix Leck mich im Arsch – je vous laisserai vérifier la traduction…). On rit, on s’amuse et on mélange tout ça avec du Brigitte Fontaine (C’est normal), du Donizetti (Une Furtiva Lagrima) du Gainsbourg (En relisant ta lettre) ou encore du Puccini (O moi bambino caro).
Cabaret-DADA
Mais toute cette joyeuse troupe ne nous offre pas qu’un simple tour de chant. La mise en scène de Benjamin Knobil permet à Boris Vian, Mozart et nous de se déployer à la fois dans un espace musical (celui construit par l’enchaînement des musiques, qui se répondent, se contredisent, créent du rythme et du repos) et dans un espace scénique : celui construit par un décor bien particulier. Car la paroi indigo et sa porte bleue ne constituent que le premier pan d’un dispositif en trois dimensions qui fait toute l’originalité de la pièce. Pensé comme un cube, le décor de Boris Vian, Mozart et nous est monté sur un axe qui tourne : c’est une boîte géante, aux murs percés d’ouvertures diverses, dont les différents pans colorés (jaune, bleu, rouge, noir, chamarrés ou unis) peuvent s’ouvrir, coulisser, tourner, créer ici l’illusion d’un miroir, ou d’un couloir, ou d’une façade d’immeuble, ou d’un matelas…
Les multiples personnages incarnés par les chanteur et chanteuses y évoluent dans un joyeux enchevêtrement – tantôt mafieux de ruelles, tantôt couple qui s’envoie des insultes savoureuses (Mémère dans les orties, de Juliette et François Morel), tantôt autre couple qui se blottit dans son lit et des questions aussi comiques qu’existentielles (je n’en dirais pas plus !)…
À ce décor aux couleurs détonantes s’ajoutent des accessoires aussi simples qu’efficaces : une série de sacs en papier kraft – de ceux qu’on nomme « cornets » en Suisse romande et se transforment sur scène en véritables supports à l’imagination. Portés comme des paquets, ils deviennent la jupe bouffante de la soprano, se transforment en marionnette façon Babibouchette et s’amusent à chanter l’opéra (en draguant le pianiste, par la même occasion). Ils s’enfilent également sur les têtes, pour donner aux corps humains l’aspect comique de drôles d’êtres au visage dessiné avec un feutre noir – mi-humain, mi-cornet. C’est là qu’on rejoint le burlesque des cabarets dadaïstes du début du XXe siècle, où les limites de la logique s’effacent devant une sorte d’effervescence carnavalesque, à la bonne humeur contagieuse.
Vous avez dit « bombes atomiques » ?
Boris Vian, Mozart et nous fait le parti de mélanger, avec humour et sans prise de tête, musique dite « savante » et chansons à texte plus populaire… et ça marche ! Car qui a dit que l’opéra devait se cantonner au sérieux des salles de spectacle dorées ? Personne ! D’un monde à l’autre, on se laisse entraîner et on connaît plusieurs moments de franche poésie : ainsi, le Una Furtiva Lagrima, interprété par Francesco Biamonte qui s’accompagne seulement d’une guitare… ou la déclamation saisissante de Nasma Moutaouakil qui évoque, dans un contre-jour comme découpé au couteau, toutes les choses qui lui restent à faire avant de mourir (Je voudrais pas crever, de Vian)… ou encore la performance vocale d’Eva Fiechter, dans le rôle de la Reine de la Nuit qui nous fait frissonner… sans oublier, entre autres, l’impressionnant texte des Boîtes de Vian, où les mots prononcés à quatre voix ne cessent de se mêler, de rebondir, de revenir, sans qu’on en perdre jamais le sens.
Et puis, au milieu de tout ça, il y a ce moment où l’actualité s’invite sur scène – en même temps que les bombes atomiques. La Java des bombes atomiques de Vian prend alors une autre saveur, quand on se rappelle qu’une guerre a toujours lieu, pas très loin de chez nous… alors, c’est tout naturellement qu’on convoque Poutine sur scène – et qu’on rit et qu’on rit, peut-être un peu jaune pour certaines ou certains…
… mais qu’est-ce que ça fait du bien ! Merci, pour ça aussi.
Magali Bossi
Infos pratiques :
Boris Vian, Mozart et nous, une création des Farceurs Lyriques, du 20 septembre au 16 octobre 2022, au Théâtre le Crève-Cœur
Mise en scène : Benjamin Knobil
Avec Eva Fiechter, Francesco Biamonte et Nasma Moutaouakil (jeu), Jacopo Raffaele (piano et arrangements)
https://lecrevecoeur.ch/spectacle/boris-vian-mozart-et-nous-les-farceurs-lyriques/
Photos : © Loris von Siebenthal