Les réverbères : arts vivants

Dans la cage electro de Frankenstein

En ce début d’automne, on vous propose de trembler un peu, à l’Alchimic. Du 13 au 25 septembre, découvrez les affres de Victor Frankenstein… et surtout de sa créature maudite, dans cette reprise de l’adaptation du roman de Mary Shelley, mise en scène par Guillaume Pi. Une relecture surprenante, toute en lumière et en musique !

Publié pour la première fois en 1818, Frankenstein ou le Prométhée moderne fait sans aucun doute partie des romans gothiques les plus connus. C’est en 1816 que sa créatrice, la jeune Mary Shelley, en invente la trame, lors d’un séjour à Cologny au cours de cette fameuse « année sans été » provoquée par les éruptions incessantes du mont Tambora (dans l’actuelle Indonésie). Sur fond de deuil personnel, de naissance de la littérature fantastique et d’expériences liée au galvanisme[1], l’œuvre connaît rapidement un immense succès qui ne s’est jamais démenti. On ne compte plus, aujourd’hui, les reprises, redites et inspirations nées de l’œuvre de Shelley, qui a depuis longtemps infusé les différentes strates de la pop culture.

L’histoire, en bref

Plantons le décor. Victor Frankenstein, fils d’une famille de notables genevois, quitte les siens pour mener des études en Allemagne. Savant passionné, il s’intéresse au fonctionnement des corps animaux et humains – qu’il observe à partir de cadavres. Son rêve ? Créer la vie là où il n’y a que la mort. C’est ainsi que Victor Frankenstein crée sa créature, un être informe et monstrueux qui ne porte pas de nom.

Ranimé par la force de l’énergie électrique, le monstre s’enfuit lorsqu’il comprend que son créateur, horrifié, le renie. Voué à une existence misérable, il apprend à parler, tentant en vain de s’intégrer aux sociétés humaines, de trouver des gens capables de l’accepter. En vain. Pendant ce temps, le savant tombe malade, se morfond dans les atermoiements de sa culpabilité : comment a-t-il pu se croire l’égal de Dieu ? Comment a-t-il pu jouer les Prométhée avec une telle morgue ? Il s’en mord bien les doigts, à présent.

Ayant découvert un journal dans lequel Frankenstein détaille l’horreur de ses travaux, le monstre décide de se venger de celui qui, bien que lui ayant donné la vie, l’a condamné à un destin maudit. L’histoire s’achèvera dans le sang, les meurtres et une course-poursuite sans fin à travers le Grand Nord. Mais laissons-la là, et intéressons-nous à son adaptation théâtrale.

Frankenstein : au miroir du monstre

C’est donc à une relecture scénique que nous convie Guillaume Pi, qui endosse l’adaptation, la mise en scène et le jeu de Frankenstein. Sur un plateau pratiquement dépourvu de décor, il est à la fois créateur et créature de sa propre création artistique, puisqu’il endosse successivement la voix de Victor Frankenstein et de son monstre. Dans une alternance de points de vue, la pièce navigue entre les différentes parties du roman épistolaire de Shelley. Guillaume Pi, de sa voix grave et profonde (tantôt exaltée (pour le savant), ou gutturale (pour le monstre)), en incarne les mots, les tournures, les hyperboles – la langue un peu désuète, très XIXe siècle, mais qui capte immédiatement notre attention. Il fait preuve d’une étonnante économie de jeu :  à peine quelques gestes pour souligner l’émotion ou la peur que transmet le texte… sauf dans les scènes de course-poursuite avec le monstre, où les déplacements et la lumière confèrent à l’ensemble un caractère plus actif, presque cinématographique.

Il partage les planches, et c’est un détail d’importance, avec l’impressionnant Michael Pellegrini. Poly-instrumentiste, ce dernier signe la création musicale de la pièce et, en live, se révèle à l’aise tant avec un saxophone qu’une contrebasse électro-acoustique, des percussions qu’un écran d’ordinateur (je vous épargne le jargon technique, je n’ai pas réussi à identifier tous ses appareils !). Sous ses doigts, le destin tragique et oppressant de la créature de Frankenstein prend musicalement vie, au fil de boucles sonores hypnotiques : le son s’y coud par couches successives, dans une épaisseur mêlant la vibration des instruments acoustiques et la pulsation désincarnée d’une musique électronique. Le tout, pour un mélange 100% hybride, évoquant à la fois le caractère romantique de Shelley, l’horreur gothique de son roman et la grande contemporanéité de cette fable effrayante qui ne cesse de fasciner.

De fait, Guillaume Pi et Michael Pellegrini incarnent, successivement, le savant et la créature. Chacun évolue dans une sphère scénographique qui lui est propre : les planches pour Guillaume (plateau noir où seuls deux cubes d’une cinquantaine de centimètres permettent de se percher ou de s’asseoir, lorsque l’intrigue le demande) ; et une sorte de cage-laboratoire pour Michael. Délimitée par deux cadres de néons lumineux (qui tiennent de la verrière ou de la porte de prison), la cage-laboratoire forme grâce à ces parois un triangle au milieu de la scène – un emplacement un peu surélevé et dont le musicien ne sort jamais. Dans cet espace trônent les instruments (saxophone, contrebasse, clavier, etc.) et les boîtes à rythme ou de mixage… tout un matériel rempli de boutons, de lumières et d’écrans qui nous donne l’impression de scruter le lieu de travail du savant Frankenstein.

Vêtus entièrement de noir, Guillaume et Michael se scrutent à travers les parois lumineuses de la cage-laboratoire. Ils deviennent tour à tour Victor ou le monstre – comme l’attestent les changements de costumes auxquels ils se livrent parfois : une veste ou un long manteau de cuir suffisent à suggérer l’arrivée du monstre, au moment où ils échangent leur rôle. La cage-laboratoire fonctionne ainsi comme un miroir, dans lequel chacun scrute son propre reflet… ou le reflet déformé de son opposé. Comme la musique qui se construit en live, la lumière des néons souligne leur ressenti : passant d’un blanc chirurgical à des nuances de rose, vert ou bleu étourdissantes, elle pulse comme un cœur et semble devenir vivante. Peut-être est-elle, elle aussi, un avatar du monstre-créateur que la pièce de Guillaume Pi est en train de devenir ?

Finalement, Frankenstein dépoussière à l’Alchimic une œuvre dont la résonnance n’a jamais cessé de se métamorphoser : à chaque époque, l’histoire inventée par Shelley nous ramène à notre condition d’êtres humains en proie avec des questions sans réponse – à commencer par la mort et la vie, et le danger de vouloir échapper à certaines lois immuables…

À voir, absolument.

Magali Bossi

Infos pratiques :

Frankenstein, d’après Marie Shelley, du 13 au 25 septembre 2022 au Théâtre Alchimic.

Adaptation, mise en scène et jeu : Guillaume Pi

Création musicale et instrumentiste en live : Michael Pellegrini

Photo : © O. Hong Soak

[1] Création de courant électrique par réaction chimique, dans le but notamment d’étudier le fonctionnement des muscles morts.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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