Les réverbères : arts vivants

Dans ta gueule

Jusqu’au 5 mars, le Théâtre Silo du Lac accueille un spectacle qui prend aux tripes, tiré du texte auréolé[1] de Joseph Ponthus A la ligne, et mis en scène avec originalité, intensité, sobriété, délicatesse et force par la brillante équipe du Collectif Nunc Théatre.

C’est l’histoire d’un mec[2]
Une histoire vraie
Joseph il s’appelle
Il est mort il y a juste deux ans
à quarante-deux ans
Le mec il était travailleur social vers Paris
Et puis il a suivi son épouse amour en Bretagne

Plus de job
Alors l’usine
Intérimaire
dans l’agro-alimentaire
Proche des portes de l’enfer
Sueur labeur colère philosophie littérature espoir et humour
Il en fait un roman un grand poème une odyssée
Succès du livre
Une nouvelle vie
Une nouvelle ligne
Mais la maladie
Point final[3]

Coluche aurait certainement été pote avec Joseph
Ils auraient bu des coups ensemble
bouffé une ou deux langoustes piquées à l’usine
et fumé quelques clopes coniques
en philosophant sur la paradoxale beauté du monde
sur l’oxymore de Frankétienne[4]

Ils auraient beuglé Trenet et Johnny
en rêvant de s’enfiler Vanessa
sur la plage de Cousteau en Guadeloupe[5]
Pour oublier un peu le glauque le violent l’absurde
la banalité du mal
Ils auraient imaginé ensemble un autre monde
un sketch dans lequel une crevette et un cochon
se font la malle en loucedé
sur une carcasse de vache volante

Le livre de Ponthus est un diamant brut
L’écriture de ce monde ouvrier
est une baffe dans la gueule
dans nos gueules de bourgeois nantis
Ainsi juste à côté de nos vies confortables
il y a l’envers du décor
le taylorisme déshumanisé
les gens qui bossent pour bouffer
en conditionnant de la bouffe de merde
dans des conditions de merde
Et ces petites gens dont tout le monde s’en fout
essaient quand même
tant bien que mal
d’être solidaires
de bien faire le travail
contre le sentiment d’aliénation
pour retrouver un peu de leur libre arbitre
Il y a déjà un message
Pour tenir
inutile d’imaginer changer de vie
c’est le regard sur sa vie qu’il faut changer
On peut se tuer le dos à tailler des pierres
ou se convaincre qu’on construit une cathédrale
Odyssée on vous dit

La mise en scène de Jo Boegli
réussit à rendre l’âme du texte
Elle met celui-ci en avant
il s’en retrouve sublimé
dans une scénographie sobre
en clair-obscur délicat
où chaque élément apporte quelque chose
La lourdeur est dans les mots
nul besoin de surcharger ailleurs
Ces mots qui sortent si fort
ces mots si habités si tendus si nécessaires
si bien dits si bien vomis
comme on se sent mieux après
comme une ligne de crête vertigineuse
Forcément que ça va mal finir

Sur scène ils sont trois
Il y a la riche idée
de l’histoire dite à deux voix
car c’est celle de Ponthus
à nulle autre pareille
mais aussi bien sûr
celle du monde ouvrier

Il y a donc l’urgence d’Hubert Cudré
parfaitement habité par son drame
donnant les mots avec emphase
Et il y a la bonhomie de Patrick Dentan
un contrepoint interprétatif plus sobre
où la relativité semble pouvoir aider
L’un commence le récit
l’autre amène des personnages
crée des ruptures de rythme
des respirations humoristiques
Hubert se chargera
le verbe est choisi
de la partie poissonneuse du texte
Patrick vivra l’enfer carné des abattoirs
et finira par la litanie sublime des il y a
véritable point d’orgue du récit

Sur scène ils sont trois donc
deux formidables acteurs pris et épris
respectueux passeurs de ce témoignage
d’anti-héros perdant magnifique
Et puis il y a aussi Patricia Bosshard
incroyable musicienne virtuose du son amplifié
magicienne de ses instruments
entre cordes et percus
créant des ambiances d’une profondeur inouïe
comme un écrin d’échos d’usines et d’ailleurs
qui met à tout moment en valeur texte et acteurs
Rares sont les arrangements sonores d’un spectacle
qui contribuent de manière aussi flagrante à l’émotion

La complémentarité du trio est donc totale
l’intensité de l’interprétation aussi
Une plongée en apnée
sans autre aération
que des éclairs d’humour
et de littérature
Pas d’autre échappatoire possible
dans le piège cynique d’un monde
qui anonymise les drames
et broie les âmes les plus pures
Il y a alors une urgence à dire
à écrire pour vivre
ou juste survivre
après huit heures de travail à la chaîne
même quand le corps est épuisé
même après avoir promené le chien Pok Pok
Alors oui
ça prend aux tripes d’avoir des couilles
parce que c’est fort c’est cru
c’est beau d’être laid
Et ça cherche avec la force du désespoir
l’humanité de l’Homme

Coluche aurait certainement raconté à Joseph
l’histoire du coq blessé qui continue à chanter les pieds dans la merde
Ou celle qui dit que quand tu vois la lumière au bout du tunnel
c’est peut-être parce qu’un train arrive
Gageons qu’ils se marrent les deux là-bas
au café ouvrier de l’Après
au comptoir de ces maîtres ignorants
qui n’ont de cesse de clamer que la poésie est partout
dans des endroits d’apparence les plus sordides
puisque c’est avant tout un regard et un être au monde

La fin du texte et du spectacle est sublime
On sent que rien ne se termine
que même la mort de Joseph
n’aura pas le dernier mot
puisque le mot est toujours là
dans le livre
dans cet espoir
en suspension :

Il y a mes ongles sales
mon corps puant que je ne sens même plus
et la douche que je n’ai pas encore prise

Il y a l’amour qui m’entraîne avec douceur

Il y a dans le monde des hommes qui n’ont jamais été
à l’usine ni à la guerre

Il y a les mystères les silences

Il y a que je paierai cher demain ce texte écrit si tard

Il y a des usines que je ne connais pas et qui produisent
des haricots verts des armes des chips des voitures
du nitrate du chocolat en poudre du tissu de papier mâché ou d’Arménie
et tous les gens qui sont dedans

Il y a mon mal de dos et la fatigue autant que la joie

Il y a qu’il faut le mettre ce point final
A la ligne

Il y a ce cadeau d’anniversaire
que je finis de t’écrire

Il y a qu’il n’y aura jamais
même si je trouve un vrai travail
si tant est que l’usine en soit un faux
Ce dont je doute

Il y a qu’il n’y aura jamais
de point final
A la ligne 

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

A la ligne, de Joseph Ponthus, au Théâtre du Silo du Lac, du 23 février au 5 mars 2023.

Mise en scène : Jo Boegli

Avec Hubert Cudré, Patrick Dentan et Patricia Bossshard

Photos : © Olivier Company

[1] A la ligne a reçu le grand prix RTL-Lire 2019

[2] « C’est l’histoire d’un mec… » est le début d’un célèbre sketch de Coluche

[3] Cette critique est écrite comme le livre, à la ligne, sans ponctuation.

[4] Cette terrible chance d’exister

[5] Coluche avait une maison là-bas

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

Une réflexion sur “Dans ta gueule

  • Corminboeuf Marie-Claire

    Quel magnifique hommage ! En découvrant votre critique j’ai revécu toute cette superbe pièce qui m’a prise aux tripes ! Merci ! Merci !

    Cordialement,
    Marie-Claire Corminboeuf

    Répondre

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