La plume : BA7La plume : créationLa plume : littérature

Variations : Le point de non-retour

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, c’est Valérie Fivaz qui prend la plume. Elle nous propose trois variations autour d’une même phrase, tirée de La Métamorphose de Franz Kafka. Et elle va vous surprendre, avec poésie et suspense… Bonne lecture !

* * *

Le point de non-retour

Des flots de rêve se déversaient sur moi, j’étais couché dans mon lit, las et sans espoir. Que de souffrances me faisait-elle endurer ! Nous qui devions nous aimer. Nous qui regardions ensemble dans mon lit, pendant des heures, ces étoiles phosphorescentes que j’avais collées sur mon plafond, faute d’avoir pu lui décrocher la lune. Nous qui rêvions ensemble du lendemain et de la promesse que nous pourrions toujours rester ensemble, dans ce lit, à regarder les étoiles. Nous nous regardions de ce sourire idiot des gens qui s’aiment.

Mais tout a changé lorsqu’elle m’a trahi, lorsqu’elle m’a dit, sans pitié, que tout était fini. Lorsqu’elle a pris mes rêves et les a brisés sous son petit pied cruel. Lorsqu’elle a prononcé les mots fatidiques, tranchants comme un poignard :

« Non, on n’ira pas au McDo ce soir ! »

Des flots de rêve se déversaient sur moi, j’étais couché dans mon lit, las et sans espoir, me demandant si cette sensation finirait un jour. Cette sensation d’irréalité, ce sentiment que mes pieds ne touchaient qu’à peine la Terre. La ligne des arbres autour de moi se dédouble, devient flottante et malléable. Je me sens tout petit, et puis très grand à la fois, comme si j’avais bu le gâteau et mangé la potion magique. Je m’accroche à mon lit, vert lui aussi, fait d’herbe, comme du feutre sous mes doigts. J’entends des voix lointaines çà et là, j’appelle, personne ne me répond, à part une faible mélodie. Je regarde les arbres qui poussent et poussent jusqu’à toucher les étoiles, étirant leurs racines en soupirant. Je sens la peur qui roule sur mon front et je me demande si quelqu’un me retrouvera un jour.

Un lapin blanc détale au loin, disparaît. Je passe le point de non-retour et bascule dans l’infini.

Des visages se détachent du ciel bleu. Plus je les regarde et plus leurs traits s’affaissent, pour ne laisser place qu’à des figures de vieillards. Ils se rapprochent de moi, leurs voix s’intensifient mais leurs syllabes ne veulent rien dire. Encore un qui en a trop pris, faut l’amener à l’infirmerie.

Je me sens voler, d’un lit à l’autre. Ma tête roule sur le côté et je manque de tomber. Une main gantée d’acier me replace sur le lit et je lève les yeux pour remercier mon bienfaiteur. Une tête casquée d’un heaume, d’un blanc si éclatant que je n’arrive à le regarder sans plisser les yeux. Mon attention se porte sur une ouverture dans la tente, entre deux pans de tissus. Au loin je vois des lettres danser au son des guitares en pleurs :

Woodstock festival. Three days of love, peace, and music!

Des flots de rêve se déversaient sur moi, j’étais couché dans mon lit, las et sans espoir, le cœur serré à l’idée que je ne verrai jamais New York en avril.

Je gâchais Noël pour toute la famille, obligée de s’occuper d’un tuberculeux. On m’avait sorti de ma chambre et placé sur un lit, dans le salon, près du feu, une vaine tentative de m’inclure dans les festivités. Pourtant, même à côté des flammes, je frissonnais, bien que mon front fût brûlant. Aucun des objets du salon ne voulait rester à sa place.

Tout était plus grand cette année, comme pour me rappeler que c’était très certainement la dernière. Le sapin touchait le plafond, le feu de cheminée crépitait sans cesse, chaque mur était décoré de houx, et je n’aurais pas pu compter toutes les bougies qui scintillaient autour de moi. Un accès de toux me prenait périodiquement et un sang foncé, presque noir, jaillissait. Ma mère et mes sœurs me regardaient avec pitié, leur bouchée de pomme de terre suspendue au bout de leur fourchette. Soudain, une des nombreuses bougies s’éteignit. Ma mère se leva brusquement, sa robe sommaire de laine brune tourbillonnant autour de ses pieds, pour la rallumer. Elle se retourna pour me regarder et sa main se porta à sa bouche, ses yeux remplis de larmes. Elle disparut dans une des chambres, suivie rapidement par mes deux sœurs.

Je restais sans mot, ignorant de ce que je pourrais dire. J’aurais aimé que quelque chose de profond et de réconfortant me vienne, quelque chose qui allégerait le poids de la maladie et des opportunités noyées. Les mots n’avaient jamais été mon fort. Alors, fatigué, je restais silencieux et laissais mes rêves de paquebots et d’Ellis Island me porter loin du salon.

Dans l’autre chambre, les sœurs et la mère se concertaient :

– On devrait revendre les tickets, il ne tiendra pas l’hiver et encore moins un voyage en bateau, dit l’une des sœurs.

– Tais-toi ! Il peut encore s’en sortir, rétorque l’autre.

Son rôle en tête, ses larmes séchées, la matriarche se reprend, les coupe.

– Il faut se préparer à faire le voyage sans lui, c’est inévitable. On ne pourra pas survivre ici très longtemps. Le Titanic arrive à Queenstown le 11 avril et nous serons toutes les trois sur ce bateau pour aller rejoindre votre père, fin de la discussion.

Toutes se turent et retournèrent dans le salon.

Valérie Fivaz

Photo : © funnytools

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *