Les réverbères : arts vivants

Danse et énergie sexuée

Kantik de la chorégraphe franco-suisse Perrine Valli résonne comme une exploration chorégraphique troublante et iconographique de l’énergie sexuelle. À mi-corps entre l’humain et l’animal.

Pièce créée en collaboration avec ses onze interprètes dans le cadre du Festival Steps, Kantik offre un dialogue subtil entre l’abstraction d’un mouvement tantôt fluide, tantôt figé pour former peintures ou sculptures en rime avec l’iconographie religieuse (Le Caravage, Le Titien…). Et l’éveil progressif d’un désir charnel, enveloppé dans une aura méditative et parfois menaçante. S’inspirant de la puissance de la physique quantique et des mystères de la Genèse ainsi que du Cantique des Cantiques, Perrine Valli fusionne les idées qu’elle en a retenues avec des mouvements organiques, psychiques et plastiques évoquant les œuvres des grands maitres du clair-obscur (sfumato) et des Pietà ou descente de croix reprises en duo. Toute une partie de Kantik joue aussi sur la périphérie et le hors champ de la scène.

À travers cette performance reconduisant la dimension hypnotique de nombre des créations de l’artiste, elle dépouille les couches de fantasmes et d’émotions, révélant les tensions entre l’humain et le divin, évoquant ainsi Le Cantique des Cantiques, source d’inspiration sous-jacente de cette création. Cette expérience scénique est magnifiée par des éléments visuels stylisés telles de discrètes scansions dans l’espace. Voyez ce dos d’âne, ces vagues incurvées et figées et promontoires semblant surgir du tapis de danse lui-même.

Ondulations

Ces ensembles offrent une dimension ondulatoire à cette réalisation à l’esthétique soignée. Libre, envoûtante, la danse se fait parfois proche de la transe voire de la possession. En témoigne ce solo masculin où le corps traversé de mouvements erratiques semble ne plus s’appartenir. Transe façon rave également en ces danseurs et danseuses regroupé‧e‧s en anémone de mer dont les membres ondulent maintenant se déhanchant et serpendant. Les mouvements en hélice de leurs bras forment une aura surréelle sous l’action de lumières inactiniques.

Dans ces hésitations, tâtonnements et repentirs, la chorégraphie fait possiblement écho aux crises dans la représentation et du vécu entre sexes, la question du viol conjugal, de l’emprise et du consentement venant rebrasser la sphère conjugale. Devenue également sexologue pour le féminin, Perrine Valli sait parfaitement que les rapprochements et relations entre femmes et hommes n’avancent pas sans craintes, doutes, et remises en question.

Spiritualité charnelle

À l’entame, un solo féminin géométrise l’espace par sa douce oscillation. Il voit un délié plus souple et déstructuré succéder à des gestes sémaphoriques. Placée devant un amas de corps au repos, sorte de magma anatomique somatique et post-orgasmique, la danseuse entame une marche en direction du fond de scène. « L’idée maîtresse du côté hypnotique de mes pièces est d’apaiser le spectateur, de l’amener dans des états de conscience modifiés », précise la chorégraphe en entretien.

Qu’elles soient empruntées par des corps maraudeurs ou vouées à infuser et architecturer le plateau, les marches sont une composante importante de Kantik rejoignant épisodiquement le dessin des descriptions jardinières des plaisirs dans Le Cantique des cantiques issu de la Bible. Point de hasard ainsi à en retrouver plusieurs images et manifestations au fil de la pièce.

En témoigne cette évocation pudique de l’amour dans son caractère charnel, sexuel et érotique. Hybride entre humains et animal aussi. Des interprètes revêtent ainsi des masques lupins, laissés volontairement incomplets, avant l’humain derrière le masque. Du simple baiser mené par un jeune couple au centre exact de la scène à des enchâssements incroyablement décélérés, l’on passe aux naissances. Pour mémoire, le travail sur la lenteur et le micromouvement est l’une des constantes de l’approche chorégraphique de l’artiste depuis ses débuts avec Ma Cabane au Canada (2005) en forme d’autoportrait réflexif et tremblé.

Les rôles de victimes et prédateur rattachés au loup circulent et s’échangent entre interprètes. Ceci au gré des passages de masques. D’autres masques évoquent de loin en loin des agneaux ou une créature en métamorphose non achevée. La louve, elle, affiche plutôt une réalité protectrice semblant reconduire l’iconographie de Romulus et Rémus, légendaires fondateurs de Rome.

Nappes sonores

Plus loin, le regard accroche à un ventre nu révélé dans une position arquée et tendue vers l’arrière d’un interprète. Lent avènement d’un corps masculin dénudé de dos, d’une peau de bête ressemblant à un drapé précieux. Dans l’esprit de la chorégraphe cette convocation d’une peau de bête rejoint certaines peintures de Michel-Ange vues à La Chapelle Sixtine. La vue des sexes humains y fut censurée par le Pape Pie IV estimant la peinture de Michel-Ange indécente. Il ainsi ordonné à Volterra de couvrir de drapés les sexes peints par son maître. Même jusque dans la violence d’une femme trainée au sol, ces constellations chorégraphiques se gardent bien de toute représentation explicite, laissant libre cours à l’imaginaire du public.

Côté musique, les compositions envoûtantes dues à Eric Linder sont parties sur des variations d’instruments à cordes refigurées électroniquement par ordinateur. Le résultat oscille entre des plages contemplatives et atmosphériques et des séquences plus techno deep house. Elles dessinent un véritable paysage sonore qui soutient les évolutions des danseuses et danseurs. Dans ses scènes marquées par des micro-effondrements et une certaine désolation, Kantik n’est pas sans rappeler de loin en loin L’Un à queue fouetteuse (2017), autre création de Perrine Valli en collaboration avec Eric Linder pour la colonne sonore. Que l’on songe à sa transe de rave et à la gestuelle héraldique rattachée aux religions.

À travers Kantik, la chorégraphe transcende les représentations directes de la sexualité pour plonger au cœur des désirs, peurs et fantasmes qui habitent notre psyché. Elle utilise ici un langage chorégraphique d’une précision quasi-sismographique pour inviter les corps à exprimer cette énergie invisible mais puissante qui nous anime et nous travaille.

Bertrand Tappolet

Infos pratiques :

Kantik, de Perrine Valli, du 25 au 28 avril 2024 à La Comédie Genève, puis le 3 mai à l’Usine à gaz de Nyon

Chorégraphie : Perrine Valli

En collaboration avec les interprètes Léna Sophia Bagutti, Clément Carre, Bilal El Had, Axel Escot, Ludivine Ferrara, Yuta Ishikawa, Julien Meslage, Vittorio Pagani, Tilouna Morel / Julia Rieder, Salomé Rebuffat, Pauline Rousselet

https://www.comedie.ch/fr/kantik

https://usineagaz.ch/event/kantik/

Photos : ©Magali Dougados

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