D’après photographie : deux images, deux textes
Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !
La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !
Aujourd’hui, Élise Vonaesch et Giada Cantamessi vous proposent de découvrir à travers leurs mots deux images. Deux photographies (dont vous ne verrez rien) inspirent ces deux textes. Laissez-vous porter par votre imagination !
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Danse encore… surtout ne t’arrête pas…
La musique dansante lui fait oublier où elle se trouve.
Elle est au centre de tout, devance les autres, se meut sans heurter une personne ou un objet. Et si les regards sont posés sur elle, le sien échappe à ceux qui l’observent. On ne voit qu’elle et, malgré la musique, l’agitation, la foule, elle a le sentiment d’être seule au monde. Elle ne fait pas attention à ses pas. Tant pis si elle se trompe, si on pense qu’elle danse mal. Son corps est là mais l’esprit est ailleurs. Comment ces gens qui l’admirent peuvent-il savoir qu’en réalité elle est absente, qu’elle danse devant eux pour mieux disparaître à leurs yeux, rappeler que son corps est présent à défaut de l’esprit ? Seul son regard baissé témoigne de sa disparition. Et si on croit qu’elle est trop concentrée pour sourire, soit, cela lui va. Mais ça n’excusera pas les faux pas, les mouvements troublés, les mêmes qui résonnent dans la musique d’un orchestre grave.
Jouez encore, musiciens las ; rythmez les pas de la jeune fille qui danse avec peine. Faites oublier qu’elle est là et qu’on ne voit qu’elle. Quand elle reviendra, quand elle réalisera qu’elle danse seule au milieu de ce monde, elle vous en sera reconnaissante.
Élise Vonaesch
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À l’arrêt du métro : d’après photographie
Broadway, arrêt du métro, années 50. Une photo jamais vue avant et qui, pourtant, semble très familière. Je suis frappée par l’élégance d’un homme immergé dans son journal. Les figures autour de lui se confondent dans l’agitation de la ville, mais pas lui, qui, immobile au centre de ce tableau en noir et blanc, reste insouciant du reste. L’architecture de la gare est le cadre de son tableau : les grands poteaux isolent sa figure et le figent dans sa posture distincte, pendant que tout autour de lui bouge avec un mouvement confus. Il semble être en parfaite harmonie avec cet espace gris et sombre de la gare. Le grand panneau « Broadway », invisible aux yeux des gens qui passent devant chaque jour, veut donner un caractère singulier à cet endroit. Une sorte d’illusion que cette scène n’aurait pas pu se reproduire ailleurs ou à un autre moment. On ne veut pas admettre que, probablement, à l’arrêt suivant ou à l’arrêt précédent, on aurait trouvé exactement la même scénographie, où la seule différence était la présence (ou l’absence) de ce protagoniste.
C’est la photographie d’un lieu toujours en tension entre anonymat et familiarité, qui répète les mêmes dynamiques à chaque instant, mais avec des acteurs toujours différents.
Dans ce chaos indéfini, j’aime bien penser comment, par un pur hasard, les vies de ces personnes se sont croisées et ont partagé ce bref instant ordinaire, dans le mystère qui est le reste de leur journée.
Giada Cantamessi
Ce texte est tiré de la volée 2019-2020, animée par Éléonore Devevey.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.
Photo : © PublicDomainPictures