La plume : BA7 / MA7La plume : créationLa plume : littérature

D’après photographie : Réalités

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, c’est Tifène Douadi qui prend la plume. Elle construit deux textes, autour de deux photos… à vous de les imaginer ! Bonne lecture !

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RÉALITÉS

Une photographie est par définition une capture de la réalité. Cette dernière s’avère pourtant bien souvent plurielle.

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Naturellement artificielle

À l’heure de la profusion d’images numériques, parmi tant d’autres, celle-ci retient mon attention. Poétique de l’image, composition, harmonie des couleurs. Une multitude d’informations et ce regard qui nous appelle.

Elle a l’air détendu. Bras et tête posés sur la banquette arrière. Pourtant en second plan, sa figure est centrale. Dans l’intérieur sombre de la voiture, seul son visage clair se distingue. Ce qui est frappant, c’est son immobilité, dans un véhicule pourtant destiné à avancer. Prisonnière de sa cloche de verre, elle regarde vers l’extérieur, et la tête penchée, fixe l’objectif. On sent que la photographe, spécialisée dans les portraits, lui a demandé de se baisser afin que l’on perçoive l’entièreté de son visage à travers la vitre.  En dehors du véhicule, l’artiste compose la scène. Elle connaît son art : la photographie est pour elle le moyen de communiquer et d’explorer son potentiel créatif. Elle nous livre ainsi son interprétation de la réalité. D’abord les couleurs, certainement homogénéisées par un filtre. Celles-ci sont froides et associées à la tranquillité ; la photographe le sait.  Le sous-ton rose prédomine. C’est une couleur douce : amour, gentillesse, féminité… Puis le décor, la prise de vue en plongée. La vitre du véhicule devient alors une fine étoffe invisible, qui, grâce au jeu de reflets, embellit le visage du modèle.  Tout est harmonieux, rien n’a été laissé au hasard. Maintenant adoucis, nous pouvons découvrir les détails de l’image, zoomer sur cette femme.

La chaleur du véhicule, la sensation de calme et d’isolement, la douceur des sièges et le bouquet de fleurs qu’elle inhale, contribuent sans aucun doute à l’apaisement du modèle. Le regard vide, elle pense, rêvasse. Ce que toute personne fait dans une voiture lorsqu’elle est seule, en silence. Comment pourrait-il en être autrement ? Elle le fait malgré elle, oubliant un instant la séance photo ; cela se voit sur son visage. Elle rêve les yeux ouverts. Pourtant cloitrée, elle est libre de penser. Quelques minutes coupée de tout. Elle voit défiler ses souvenirs d’enfance, pense à son café préféré de la capitale <Berlin>, et à ce message reçu la veille. Poser devant un objectif, c’est son métier. Ce jour-là, elle le sait, elle fait partie du décor. Elle peut machinalement s’exécuter sans trop de concentration. Fixer l’objectif n’est qu’une formalité, la magie s’opèrera dans la phase de « post-traitement » de la photo. Elle n’y sera pour rien.

Je réfléchis. La photo est un art. J’aime l’art. Elle est instragramable, j’aime Instagram. Pourtant, il y manque quelque chose. Tout est beau mais aseptisé. Absence de spontanéité, absence de vie, absence de vrai. Tout est réfléchi, tout est millimétré. Il n’y a pas de place pour l’imprévu. La photo n’est plus que la capture d’une réalité construite par l’esprit de la photographe. Elle ne vise qu’à plaire.  8365 « j’aime ». C’est beaucoup. Ce n’est pas tant que ça… Tyrannie des réseaux sociaux ! J’éteins mon téléphone.

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Photo de jouvence

Chacun des moments qui composent une vie est unique, mais aussi éphémère. La joie ressentie à un instant précis, les sensations : tout devient flou avec le temps. Jusqu’au jour où on tombe sur cette photo. La photo qui change tout. Une photo d’un moment de vie quotidienne et de spontanéité. Une photo de bonheur, un bonheur communicatif. Une photo qui nous rappelle que la vie est riche d’expériences, et que chaque action vécue est sans doute plus complexe qu’on ne le pense. On comprend alors que la défaillance de notre mémoire appauvrit nos souvenirs.

Lorsque je vois cette photographie, je souris. C’est son anniversaire. Elle est joviale, rigole, fait la fête, entourée de ceux qu’elle aime.  Elle vient d’ouvrir son cadeau, lequel l’a rendue très heureuse. Dans l’euphorie de la situation, elle décide d’accrocher le bolduc du papier cadeau qu’elle vient de déchirer sur son épaule. Ce geste n’a aucun sens, il n’est que le résultat d’une mise sur pause du cerveau, à un moment où la joie était trop intense. La joie n’a pas d’âge. Elle est grand-mère mais déborde d’énergie. C’est son jour ! Elle se lève, et embrasse son mari pour le remercier. Elle est sincère et investit son geste : la tête légèrement penchée en arrière et ses bras tenant la nuque de son époux. Ce dernier est surpris. Il tente de ne pas laisser tomber sa cigarette ; l’élan du geste a fait se lever ses lunettes. Mais il apprécie. On distingue l’esquisse d’un sourire sur son visage. C’est ce sourire qui illumine pour nous toute la photo. Ce dernier est contagieux : impossible de ne pas être attendri par ce moment.

Le baiser dure, sans doute plusieurs secondes. Plusieurs longues secondes. Une éternité. Un amour éternel. Eternité qui arrange bien leur petite-fille. Polaroid en main, elle a été chargée par le reste de la famille de conserver des souvenirs de la soirée. Vraie photographe en chef, elle prend son rôle très à cœur. Elle dégaine son appareil, et très fière, parvient à immortaliser le moment. Il est tard et la pièce et sombre. Heureusement, le flash est activé et elle se tient juste à côté d’eux.

La petite-fille n’est plus une enfant, elle a une taille d’adulte. Debout, elle capture ainsi malgré elle tout ce qui entoure la scène. On distingue dans le fond deux personnes. Un homme et une femme. Ces derniers n’ont visiblement pas demandé à être sur la photo. Aussi surpris que le mari, ils concentrent leur regard sur le baiser du couple. La femme sourit : un sourire de joie et d’étonnement. Elle se projette : connaitra-t-elle cette joie à leur âge ? C’est la surprise qui envahit l’homme, plus réservé. Il était en train de commenter le présent reçu, et ne s’attendait pas à cette réaction. Il va sourire bientôt, mais est trop lent pour la photo.

Une photo qui immortalise un moment : un lieu, des personnes, des réactions, des gestes mais aussi et surtout des sentiments. Une photo qui rend la joie impérissable et qui revitalise celui ou celle qui la regarde. Une photo de jouvence.

Tifène Douadi

Photo : © Alex Andrews

La Pépinière

« Il faut cultiver notre jardin », disait le Candide de Voltaire. La Pépinière fait sienne cette philosophie et la renverse. Soucieuse de biodiversité, elle défend un environnent riche, où nature et culture deviendraient synonymes. Des planches d’une scènes aux mots d’une page, des salles obscures aux salles de concert, nous vous emmenons à la découverte de la culture genevoise et régionale. Critiques, reportages, rencontres, la Pépinière fait péter les barrières. Avec un mot d’ordre : jardinez votre culture !

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