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Dérive familiale dans La Chambre noire

« Écoute-moi bien, maman (elle appuya sur les deux syllabes). J’espère que tu as joui de cette ultime correction. Je t’avertis : si une fois encore tu t’avises de nous toucher, de nous gifler ou de tenter de nous battre, je te casserai une main, un bras, le dos, on appelle ça de la légitime défense. Je ne me répéterai plus. » (p. 124)

C’est dans les eaux troubles d’une famille dysfonctionnelle que nous convie Bernadette Richard, autrice romande prolifique (plus de trente romans, nouvelles et pièces de théâtre à son actif !), dans La Chambre noire. Cette famille, c’est la sienne – bien que le récit n’expose jamais clairement son statut d’autofiction. Publié en 2023 aux éditions Favre, La Chambre noire est un récit qui se lit vite – parce qu’il dérange, qu’il emporte. Qu’il remue, sans langue de bois, sans concession.

La mémoire d’une pièce

Avant de plonger dans cette histoire découpée en courts chapitres chronologiques, c’est sur un exergue qui résonne presque comme un programme d’écriture que s’ouvre le livre :

« Il n’existe aucune photo de la chambre noire. Juste des images dans les souvenirs des protagonistes enfants devenus adultes. Interrogés alors qu’ils étaient encore en vie, les anciens sont restés évasifs : une pièce sans fenêtre, qui servait de débarras. Une tante a rectifié, insistant sur le fait qu’il y avait bien une petite fenêtre dans la chambre noire […]. Les enfants, eux, ont tous parlé de la lucarne qui plongeait sur le corridor extérieur.
L’auteure s’est rendue sur place, cinquante ans après les faits. La lucarne avait disparu, remplacée par quatre briques de verre opaque incrustées dans le mur, chambre noire transformée en salle de bains. » (p. 11)

Ce que propose La Chambre noire, c’est donc une plongée dans un passé – dans des souvenirs traumatiques dont l’exorcisation, on le ressent de manière latente, est devenue au fil du temps nécessaire. Qu’est-ce que la chambre noire ? Un lieu de punition et de violence inouïe, celle qu’une mère a commise sur ses propres enfants ? Un lieu aveugle de la mémoire, où les pensées et les mots peinent à s’aventurer ? Une projection transformée par le passage des années ? Un peu de tout ça ? À ces questions, qui surgissent inévitablement au cours de la lecture, Bernadette Richard refuse d’apporter des réponses précises : elle nous livre plutôt, à travers ses phrases, des faits bruts reconstitués par la littérature, en nous laissant le soin d’en tirer nos propres conclusions.

Mal de mère

Le récit s’ouvre par un titre de chapitre, en apparence simple : « Une famille comme les autres ». Seulement, l’intitulé est évidemment trompeur et cette famille n’est en rien comme les autres. Dans une remontée aux sources familiales, Bernadette Richard nous dépeint le milieu socio-économique des siens, le monde ouvrier de l’Arc jurassien de la première moitié du XXe siècle, à une époque où l’argent ne coule absolument pas à flots mais où la nécessité de maintenir les apparences (économiques, morales, religieuses) se fait bien sentir.

Un par un, elle fait entrer les protagonistes – à commencer par le couple de parents, Gontran et Yzalie. Peu à peu, c’est autour du personnage de la mère, Yzalie, que se concentre le récit : car c’est d’elle, comme on le comprend progressivement, que vient le trauma. « Femme blonde, très aguichante[, g]rande, mince, les yeux verts » (p. 18), Yzalie a tout pour plaire, sait transformer le vêtement le plus ordinaire en tenue des plus soignées. À partir de photographies qu’elle décrit à notre attention, Bernadette Richard tente de la cerner – d’abord physiquement puis, à mesure que les souvenirs remplacent les photos, psychologiquement. Enceinte de son premier enfant, Yzalie perd pied. Elle tombe dans la dépression, ce mal qui touche souvent les mères et dont on ne parlait pas, qu’on traitait encore moins à l’époque. Sa grossesse a fait remonter en elle des angoisses profondes – à commencer par un viol subi à 14 ans, perpétré par un ami de son frère :

« Dans un geste de désespoir absolu qu’elle ne contrôlait pas, elle avala un jeudi matin tous les cachets qu’elle trouva dans la pharmacie du ménage, sans se soucier de leurs effets. Gontran ne rentrait que le vendredi soir, ils avaient le temps de mourir, elle et ce bébé qu’elle serait incapable d’élever. […] Elle pleurait de manière lancinante et sortait brisée de son combat contre les images du viol qui la hantait, mais qu’elle refusait d’affronter. D’ailleurs, comment l’eût-elle pu ? Ni Freud ni Jung n’avaient encore fait des émules dans les milieux défavorisés. Elle était seule avec ses cauchemars et sa mauvaise conscience. » (p. 24)

Trauma familial

Yzalie ne meurt pas. Elle donne naissance à une fille, la première d’une fratrie nombreuse. Prénommée Carmen, la petite est l’avatar de l’autrice ; c’est son enfance qu’on va suivre, sans que le lien entre elle et Bernadette Richard ne soit jamais réellement explicite. La tentative de suicide inaugurale donne le ton de la relation entre cette fille et sa mère : Yzalie ne supportera jamais Carmen – au point d’en faire son souffre-douleur. C’est dans la description de cette violence tant psychologique que physique, qui s’étale sur plusieurs années, que le récit de La Chambre noire se révèle le plus efficace, le plus bouleversant. À la fois crue et poétique, la plume de Bernadette Richard alterne entre souvenirs recomposés, questionnements a posteriori, descriptions précises d’une brutalité vécue et moments de grâce – comme lorsque Carmen se construit des mondes oniriques, où nature et mots se mêlent, pour échapper à la folie de sa mère.

Car dans l’obscurité de cette chambre noire où le livre nous jette, la lumière de l’espérance demeure. Carmen se réfugie dans les histoires et les livres, se passionne pour les coccinelles et les animaux en tous genres, prend soin des membres de sa fratrie qui subissent également le courroux maternel. Elle trouve du réconfort auprès de sa tante et surtout, de son oncle, deux êtres de confiance qui, si la situation avait été différente, si les on-dit et les convenances n’avaient pas pesé si lourd, n’auraient pas hésité à dénoncer la situation. Hélas, à l’époque, ce genre de chose ne se faisait pas. Finalement, La Chambre noire finit comme elle a commencé – de manière abrupte et troublante, sans qu’on sache vraiment quel message le texte se proposait de véhiculer. Exorcisation ? Dénonciation ? Réflexion intérieure ? Reconstruction historique et mémorielle ? Autofiction poétique ? Un peu de tout cela… ou autre chose encore ? Le savoir n’est peut-être pas si important, après tout.

Ce qui compte, c’est de plonger dans La Chambre noire. Et de la lire.

Magali Bossi

Référence :

Bernadette Richard, La Chambre noire, Lausanne, édititions Favre, coll. Récit, 2023, 144p.

Photo : © Magali Bossi

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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