Les réverbères : arts vivants

Deuil froid et exils empêchés

Le Festival Visions du réel compte la section  « Burning Lights » mettant en avant des documentaires audacieux et profonds qui explorent les facettes intimes et politiques de la vie humaine. After the Snowmelt et The Language of Fire se distinguent par leur approche sensible et leurs thèmes poignants.

Chaque réalisation explore, à sa manière, les thèmes de perte, de l’exil, et de la résilience humaine à travers des prismes très différents mais tout aussi émouvants. After the Snowmelt de Lo Yi-Shan est un documentaire taïwano-japonais qui plonge dans les abysses du deuil et de la perte.

Deuil blanc

Au bruissement des pas dans la neige lourde, se mêlent en fondu-enchainé les photos d’une femme et d’un homme à leur départ en expédition trekking dans un aéroport. L’on apprend en voix off que l’une a survécu et l’autre pas, avec la blancheur infinie comme seul et unique linceul. Des paysages archaïques sont parcourus à la lampe torche. « Si éclairants soient les grands textes, ils donnent moins de lumière que les premiers flocons de neige », avance l’écrivain français Christian Bobin (La Plus que vive).

L’entame d’After the Snowmelt fait songer de loin en loin au cinéma méditatif et sensoriel de la cinéaste japonaise historique Naomi Kawase : sa poésie visuelle, la rythmique de son montage, l’assemblage de formes saisies entre le visible et l’invisible et évoluant dans le clair-obscur. Le reste est la reconstitution plus classique de la recherche de traces, le fil d’une quête d’une cinéaste assemblant images d’archives et correspondance de celle qui a survécu comme un journal intime agitant la mémoire et l’oubli. Et faisant surgir une confiance absolue en l’amour qui relie les êtres.

Parcours erratique

Le film suit l’histoire tragique de Chun et Yueh, un couple piégé durant 47 jours dans une grotte de l’Himalaya. Yi-Shan, cinéaste proche de Chun, engage une quête personnelle filmée pour retracer la vie et les derniers moments de son ami. Ce documentaire transcende le simple récit de survie pour explorer le deuil profond, soulignant comment les tragédies personnelles se répercutent sur ceux qui restent.

Assiste-on à un deuil blanc, une forme de deuil perpétuel possiblement sans butée et désignant notamment la réaction d’adaptation à la perte ? La question reste ouverte. Si la blancheur peut mener à des conséquences tragiques, elle représente généralement aussi un état de suspension. Cet état, bien qu’il puisse être douloureux, permet à l’individu de s’éloigner temporairement des contraintes des représentations sociales habituelles. L’état de suspension semble marquer l’investigation de Yi-Shan redécouvrant le plaisir d’interagir avec le monde.

Disparaître pour renaître

L’opus se distingue par sa narration à la première personne et son utilisation poignante de la nature, oscillant entre montagnes, forêts et la solitude des espaces où les souvenirs et les regrets semblent se cristalliser. La notion de « disparition » abordée ici est complexe et multiforme.

Elle peut être associée à des situations telles que l’isolement et la perte. Dans le possible sillage des cinéastes Agnès Varda, Jean Rouch, Peter Liechti et de tant d’autres, la réalisation dévoile les coulisses et le making-off du film. Sans toutefois véritablement innover sur le dialogue diariste post mortem entre le mort et les vivant.es.

Autre manière de vivre

On retrouve en filigrane, les intuitions de la grande écrivaine japonaise contemporaine sur la mémoire et l’oubli, le deuil et la perte, Ogawa Yôko pistant toute information et trace pour reconstituer le puzzle difficile d’un être tragiquement disparu pour son roman, Parfum de glace. « Traverser ce quart de siècle m’a fait comprendre que la mort et le deuil n’étaient pas une perte mais un chemin vers certains lieux inaccessibles autrement, vers une autre perception de la vie et de la mort », expliquait Ogawa Yôko[1].

Toutefois, la disparition représente également une sorte de hiatus, une interruption offrant une autre manière de vivre, pouvant redonner la personne qui glane les traces du disparu sa force vitale, son monde intérieur, et son désir de vivre. Cette exploration de la disparition amène à une méditation plus large sur l’identité personnelle, ses constructions et ses possibilités. La réalisatrice semble s’aligner sur la pensée du poète Henri Michaux, qui a exprimé : « Il n’est pas de moi. MOI est une position d’équilibre. »

Mosaïque de précarités

La caméra met ses pas dans ceux d’un migrant, poussant son esthétique dans le flou et le tremblé. L’homme se retourne et dialogue avec son interlocuteur et coréalisateur hors champ évoquant sa mère qu’il appelle régulièrement sans vouloir la charger de ses problèmes.

Parfois proche du film graphique expérimental de textures et matières façon Sombre de Philippe Grandrieux, The Language of Fire de Tarek Sami, un film franco-algéro-qatari, nous transporte dans des lieux où les histoires de migration et de déplacement prennent une forme viscérale.

Le réalisateur revisite plusieurs étapes de sa vie, de la Jungle de Calais, où il a passé des mois à filmer les migrants, à l’Algérie de son enfance, et enfin l’Afrique du Sud. Sami utilise le feu comme un motif central, rassemblant les gens et illuminant leurs visages dans la nuit, symbolisant à la fois l’espoir et la lutte quotidienne. Un écrit poétique évoquant en voix off l’enfant qui marche avec soi et l’espace du dedans buvardant sur celui du dehors accompagne des vues méditative.

Cristallisation d’exils

Le film est une exploration de la condition des exilés, souvent figés par les frontières politiques, mais cherchant à reprendre possession de leur histoire et de leur destinée. La narration intercale des moments de la vie de Sami avec ceux des personnes qu’il rencontre, créant un puissant parallèle entre le personnel et le politique.

Le documentaire décline aussi à l’envi les situations de corps en attente, face aux barrières qui figent les parcours fuyant des situations originellement invivables. À l’image du gouvernement soudanais. Et le cycle sans cesse reconduit des tortures. « Ils nous font haïr la vie », soutient un exilé soudanais songeur. Tous aboutissent à des no man’s land désespérants, où l’énergie s’effiloche.

Dans la jungle de Calais évacuée à coup de lacrymogènes en tirs parfois tendus, le feu ravage les abris précaires, les camps de transit en Algérie, et les zones périurbaines en Afrique du Sud, le feu sert de phare dans la nuit pour de nombreux migrants. Ces moments de partage sont essentiels, car ils permettent aux individus de maintenir un sens de normalité et de continuité avec leurs traditions et cultures d’origine à travers le chant et le dialogue réconfortant avec la mère au bout du fil.

Ces moments de partage sont essentiels, car ils permettent aux individus de maintenir un sens de normalité et de continuité avec leurs traditions et cultures d’origine à travers le chant et le dialogue réconfortant avec la mère au bout du fil.

Narration et mémoire collective

Avec sa caméra filmant au plus près des corps et visages sans s’interdire des plans plus larges où le feu se fait scansion plastique et rythmique de paysages, The Language of Fire dévoile qu’autour de ces feux, les récits circulent et les bribes d’expériences personnelles se transforment en mémoire collective. Les histoires racontées reflètent souvent les trajets migratoires, les défis rencontrés et les espoirs pour l’avenir en dépit de l’immobilité forcée dans un no man’s land tant géophysique qu’existentiel.

Cette narration collective fonctionne comme un mécanisme de survie psychologique, aidant les individus à faire face à leur situation souvent précaire et incertaine. Les récits partagés deviennent des actes de résilience, où chaque histoire ajoute son motif à la tapisserie de la diaspora et de l’exil.

Présenté en 2003 à Visions du réel, le poème visuel Chantier A cosigné Karim Loualiche, Lucie Dèche et Tarek Sami suivait Le périple de Karim, qui revient en Algérie après dix années d’absence. Fort éloigné d’un simple retour au pays natal, le récit s’attachait à un périple complexe de redécouverte. Parmi les circonstances de son départ, le grand exil, et déjà le motif du feu à travers la maison qui a brûlé.

Vivre malgré tout

Dans ces deux films, les éléments naturels  – le feu et la neige – servent de métaphores pour des thèmes plus larges tels que la survie, l’exil, et la reconstruction après la perte. De fait, After the Snowmelt aborde le deuil suite à une disparition en montagne non seulement comme un processus intime, mais aussi une réflexion sur la manière dont nous continuons à vivre en portant les souvenirs des disparus.

Si The Language of Fire se cristallise sur les conditions de vie difficiles des migrants qui se rassemblent autour du feu à Calais, en Algérie et en Afrique du Sud, soulignant leur quête pour préserver leur dignité face aux épreuves dans une forme de choralité de l’infortune, il révèle que jusque dans les situations les plus extrêmes, les personnes s’efforcent de donner un sens à leur existence.

Mais aussi de reconstruire leur vie et de maintenir leur humanité malgré les vents contraires. En somme, tout ce qui tente de réifier et contraindre notre humanité commune. Il offre un regard sensoriel et forcément incomplet sur des réalités souvent invisibles. Et sur la capacité d’un regard patient à témoigner, émouvoir et, qui sait, sensibiliser.

Bertrand Tappolet

Références :

After the Snowmelt, réalisé par Lo Yi-Shan, Taïwan – Japon, 2024.

The Language of Fire, réalisé par Tarek Sami, Algérie – France – Qatar, 2024.

Présentés dans le cadre du festival Visions du Réel, jusqu’au 21 avril. https://www.visionsdureel.ch/

Photos : © DR

[1] « Ogawa Yôko, la romancière de la mémoire et de la perte », nippon.com, 17.04.20 https://www.nippon.com/fr/people/bg900133/

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