Le banc : cinéma

Deux âmes errantes dans l’immensité d’une ville

Scarlett Johansson dans un de ses premiers grands rôles ; Bill Murray au sommet de son art ; Lost In Translation est assurément le chef-d’œuvre de Sofia Coppola. Quatre ans après Virgin Suicides et sa révélation en tant que réalisatrice, la fille de Francis Ford transformait tous les espoirs placés en elle.

Le contexte du film est simple : deux âmes perdues visitent Tokyo. Il y a Charlotte (Scarlett Johansson, 17 ans à l’époque), une épouse dépressive (mal) mariée à un photographe davantage intéressé par son travail que par sa femme (Giovanni Ribisi). Et il y a Bob Harris (Bill Murray), un célèbre acteur américain sur le déclin qui cachetonne au Japon pour une publicité. Il a plus du double de son âge mais qu’importe, ces deux-là étaient faits pour se rencontrer et se consoler de l’existence dans la compagnie de l’autre.

Le désœuvrement est un thème central du cinéma de Sofia Coppola. C’est celui de Kirsten Dunst qui la pousse au désespoir dans Virgin Suicides (1999) ou encore l’ennui de Stephen Dorff dans Somewhere (2010) ; ici, il est double : Bob est une vraie star au Japon mais, entouré de sa cour, demeure seul. Charlotte l’est aussi, seule, même si elle est mariée (et que son mari est – théoriquement – avec elle, ce qui n’est pas le cas pour Bob). Et dans cet isolement pesant, Sofia Coppola mêle constamment de l’humour (la douche trop basse pour Bob, la publicité à interpréter avec « intensité », la prostituée pour le moins originale, Charlotte véritablement perdue devant le plan du métro de Tokyo…).

Et puis, il y a la musique, autre composante du style Coppola. Elle est éclectique, comme toujours chez elle, la bande originale se composant de chansons qu’elle « aimait et avait l’habitude d’écouter » à l’époque, comme elle l’a expliqué par la suite. Peu de Air, alors que le groupe electro français avait composé l’intégralité de la BO (marquante) de Virgin Suicides, un seul titre de Phoenix (la formation de son futur mari), pas d’anachronismes éhontés comme pour sa biographie « rock » de Marie-Antoinette (où l’on voyait Kirsten Dunst évoluer en robes du XVIIIsiècle au son de la new wave de Siouxsie and the Banshees, New Order ou encore The Cure) mais cinq titres de Kevin Shields, dont un de son groupe My Bloody Valentine, sans compter les chansons utilisées lors de la scène du karaoké[1].

Charlotte : Je suis coincée. Est-ce que ça devient plus facile (sous-entendu : avec le temps) ?
Bob : Oui.
Charlotte : Oui ? Regarde-toi.
Bob : Merci.

Avec ses plans larges embrassant l’immensité de la mégapole tokyoïte, Sofia Coppola nous projette dans la solitude moderne contemporaine où l’individu, bien qu’ultra-connecté, ne s’est jamais retrouvé aussi seul. Et rajoute de l’insécurité exogène à l’anxiété endogène des personnages. Charlotte est en plein questionnement sur ce qu’elle va faire de son existence alors que Bob est à un âge où il regarde ce qu’il a réalisé dans sa vie (des films catastrophes catastrophiques, des pubs qui se déploient sur des dizaines de mètres le long des gratte-ciel) et qui se dit : c’est tout ?

C’est tout ? Voilà également ce que le spectateur pourrait se demander à la vision de ce film où il ne se passe pas grand-chose (cela prend 32 minutes aux personnages pour échanger leurs premiers mots), mais Sofia Coppola filme l’ennui avec un tel délice !

Et puis, il y a les acteur·ice·s. Scarlett Johansson, avec son look sage, était sur le point d’exploser ; quant à Bill Murray, avec Un jour sans fin, L’homme qui en savait trop… peu, La famille Tenenbaum, La vie aquatique et Broken Flowers, Lost in Translation marque l’apogée de sa décennie (1993/2005) magique.

Son problème, à elle, réside dans le fait qu’elle n’a pas de vie ; à lui, c’est qu’il a le sentiment d’avoir raté la sienne. L’insomnie les réunit. Et dans sa crise de la quarantaine, Bob retrouvera un peu de vigueur au contact de la vingtenaire. Rien que de très banal au demeurant (American Beauty voire, même, Lolita, avaient déjà développé ce thème) même s’il n’y a pas, ici, de relation physique. Trop prévisible ? Pour Sofia Coppola, la relation est seulement un possible et Tokyo une parenthèse, comme dans « Joyeux Noël », la chanson de Barbara[2].

Psyché

Il y a le choc des cultures aussi, comme quand Charlotte croise une geisha, que Bob surprend une campagne politique en voiture et haut-parleurs dans les rues de Tokyo, ou lors de l’alerte incendie dans l’hôtel pour les deux, mais Sofia Coppola n’approfondit pas son analyse sociologique. Lost in Translation est un film sur deux Américains au Japon, le regard est forcément celui de touristes.

Ce qui intéresse davantage la réalisatrice, c’est la psyché de ses personnages. Ainsi, les conversations téléphoniques entre Bob et sa femme sont toujours insipides (et, par-là, anti-cinématographiques) mais elles reflètent bien le malaise qui s’est instauré au sein de leur couple. Quant à la fin, elle fait penser à celle de Manhattan avec Woody Allen et Mariel Hemingway, sauf que c’est lui qui part. Lui, les larmes aux yeux quand elle remonte dans sa chambre alors qu’il s’en va. C’est émouvant, à l’image de Lost in Translation finalement, un film éminemment sensible.

Bertrand Durovray

Référence : Lost in Translation de Sofia Coppola, avec Bill Murray, Scarlett Johansson, Giovanni Ribisi. 2003, 1 h 41.

Photos : © DR

[1] Universitaire rédigeant une critique de Lost in Translation au moment de sa sortie, Agathi Glezakos a écrit que la musique de la scène de karaoké du film constituait un « langage » commun permettant à Bob et Charlotte de se connecter avec certains Japonais au milieu de leur aliénation. Dans cette scène, « Brass in Pocket » des Pretenders a été sélectionnée pour mettre en valeur un côté vivant de Charlotte, et « (What’s So Funny ‘Bout) Peace, Love, and Understanding » d’Elvis Costello pour montrer que Bob vient d’une autre génération. Enfin, Sofia Coppola et Bill Murray ont, ensemble, choisi « More Than This » de Roxy Music parce qu’ils trouvaient que les paroles correspondaient bien à l’histoire.

[2] Eux qu’avaient eu un Noël comme on n’en fait pas / Mais il est bien doux quand même de rentrer chez soi.

Bertrand Durovray

Diplômé en Journalisme et en Littérature moderne et comparée, il a occupé différents postes à responsabilités dans des médias transfrontaliers. Amoureux éperdu de culture (littérature, cinéma, musique), il entend partager ses passions et ses aversions avec les lecteurs de La Pépinière.

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