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Du Japon médiéval à la science-fiction : Quitter les monts d’Automne

« Les histoires sont comme les nuages : on a beau vouloir les saisir, elles finissent toujours par s’effilocher au vent. Mais elles ne disparaissent pas. Elles restent là, cachées sous les voiles invisibles du Flux, près de nous, prêtes à renaître au moindre souffle. » (p. 13)

Dans la pile de mes lectures, un drôle de roman a traîné pendant un moment – un roman qui m’a attirée d’abord par son titre, ensuite par sa couverture et enfin, par sa quatrième. Pourquoi ? Eh bien parce que ce roman me paraissait cocher toutes les cases d’une bonne surprise de lecture… et comme moi, j’aime qu’on me surprenne, j’ai sauté à pieds joints dans l’univers fictionnel qu’on me proposait. Aujourd’hui, je vous parle de Quitter les monts d’Automne d’Émilie Querbalec, paru en 2020 dans la collection « Imaginaire » d’Albin Michel. Et vous allez voir, le mélange des genres, ça ne lui fait pas peur.

Littératures de l’imaginaire et hybridité générique

La littérature dite « de l’imaginaire » est souvent divisée en trois grandes catégories-parapluies (valables également pour les autres productions culturelles, comme les films ou les bandes-dessinées) : le fantastique, la fantasy et la science-fiction. Elles ont en commun de proposer un récit qui se passe dans un univers entièrement construit par leur autrice ou auteur. Sans creuser l’histoire de ces genres, disons simplement que le fantastique, la fantasy et la science-fiction ne s’intéressent pas aux mêmes choses :

  • Côté fantastique, il s’agit de créer un choc entre un élément surnaturel soudain et un cadre réaliste préexistant. Les protagonistes n’acceptent pas d’emblée cet élément – ce qui provoque peur, rejet ou recherche d’explication. On peut citer Le Portrait de Dorian Grey (Oscar Wilde) ou Le Horla (Maupassant) ;
  • Issu de l’anglais, le terme fantasy est souvent traduit en français par « fantastique ». Or, contrairement au fantastique, la fantasy campe des mondes où le surnaturel n’est pas problématique et peut même constituer une donnée de base. À titre d’exemples : Le Seigneur des anneaux (Tolkien), L’Histoire sans fin (Michael Ende), Harry Potter (J.K. Rowling) ou À la croisée des mondes (Philippe Pullman) ;
  • Pour ce qui est de la science-fiction, elle se définit par l’importance qu’elle accorde à la science et aux progrès techniques – dans un futur immédiat ou lointain, dans le passé ou dans un monde parallèle à notre réalité. Elle joue avec nos connaissances, les dépasse, les relit. Ainsi : La Machine à explorer le temps (H.G. Wells), La Main gauche de la nuit (Ursula K. Le Guin) ou Star Wars (George Lucas).

Ces définitions sont, bien sûr, très réductrices… et chacune de ces trois catégories-parapluies abrite une multitude de sous-genres qu’il serait difficile de citer ici (ainsi, les exemples que j’ai cités pour chaque catégorie n’appartiennent pas aux mêmes sous-genres). Il n’empêche : ce qui me fascine, dans cette tripartition, c’est le caractère utilitariste qu’on lui donne. On aime classer et débattre de ce classement, parce que créer des étiquettes permet d’estampiller les textes – un procédé très utile d’un point de vue éditorial et commercial… mais un peu moins quand on essaie de décrire les textes en question. De nombreuses œuvres résistent en effet à cette tripartition, ce qui la rend caduque. C’est justement le cas avec Quitter les monts d’Automne.

Quitter la fantasy… pour la science-fiction ?

L’intrigue proposée par Émilie Querbalec débute de manière classique – surtout si l’on considère que les premières pages nous plongent (apparemment) dans un univers qui coche de nombreuses cases de la fantasy la plus classique : on y suit une jeune orpheline qui va connaître un destin exceptionnel et développer des capacités hors du commun. Sur Tasai, planète faisant partie des mondes régis par « le Flux », la jeune Kaori grandit dans les monts d’Automne avec sa grand-mère. Destinée par tradition familiale à devenir conteuse, elle se rend cependant à l’évidence : le Dit, cette illumination intérieure qui confère aux conteurs et conteuses le don de narrer, se refuse à elle. Pourquoi ? Elle l’ignore. À la mort de sa grand-mère, elle hérite d’un étui issu d’une technologie plus avancée que tout ce que recèlent les monts d’Automne. En son sein, un objet dont la possession peut signifier la mort…

« Ce que j’avais là, sous mes yeux, n’était rien d’autre qu’un rouleau de calligraphie. Un Écrit. Autrement dit, un objet tabou, dont la possession me faisait encourir la peine capitale. Car le Verbe ne peut être figé, tel le Flux porteur de vie, il doit pouvoir circuler librement entre le ciel et la terre. Le fixer symbolise la mort. » (p. 41)

Sur Tasai, comme dans les autres mondes contrôlés par le Flux, l’écriture est interdite. La narration n’existe qu’à travers l’oralité, raison pour laquelle la tradition du Dit est si importante pour conserver la mémoire collective. Afin de percer le mystère du rouleau calligraphié, Kaori quitte les monts d’Automne. En chemin, elle rencontre Dame Aymelin et le mystérieux Ekisei. Elle ne tarde pas à comprendre qu’eux seuls peuvent l’aider – non seulement à échapper aux redoutables moines Talanké, sbires du Flux, mais aussi à comprendre l’énigme du rouleau. La voici embarquée dans un périple qui la mènera aux confins de la galaxie…

« — Le spatioport, expliqua Aymelin.
Des passerelles, orientées en tous sens, s’entremêlaient sans logique apparente. À bien y regarder, cependant, l’ensemble semblait respecter un certain ordre, évoquant un enchevêtrement compliqué de chenilles articulées, étagées sur plusieurs niveaux autour d’un axe central. »
(p. 209)

Quitter les monts d’Automne possède donc un titre programmatique. En effet, comme Kaori, nous quittons, en lisant, un lieu pour un autre : alors que tout commence dans les monts d’Automne, univers qu’on associe rapidement au Japon médiéval (bien que l’histoire se déroule sur une autre planète) avec ses formes de magie étrange (comme les transes du Dit), on se rend peu à peu compte que l’aventure vers laquelle nous tire Émilie Querbalec tient tout autant de la science-fiction que de la fantasy. Vaisseaux spatiaux, voyages interstellaires, stations orbitales et autres technologies avancées remplacent progressivement les pagodes et autres temples, à mesure que Kaori quitte son monde natal pour une destination bien plus lointaine. Quitter les monts d’Automne brouille avec un brio enthousiasmant les limites génériques – tout en nouant finement son récit imaginaire avec des enjeux contemporains bien réels : sexisme, question de genres, lesbianisme, drogue, contrôle étatique, théorie du complot… Le viol que subit Kaori au début de l’ouvrage, trauma qui lui permet de trouver une force intérieure hors du commun, est ainsi une scène particulièrement bien amenée : avec finesse, elle met l’accent sur le ressenti de la jeune fille ainsi que sur les séquelles psychologiques et physiques.

L’écrit en abyme

« Le Dit n’est pas le fruit de l’imagination de son narrateur, il n’est pas un mélange de souvenirs, d’idées et d’émotions que l’on aurait arrangés pour composer artificiellement une histoire. Sinon, n’importe qui aurait pu s’improviser conteur. » (p. 62)

La force principale de Quitter les monts d’Automne ne tient néanmoins pas seulement dans la richesse séduisante de son univers ou dans la justesse indéniable de ses personnages. Si le roman retient autant l’attention, c’est parce qu’il place au cœur de son propos une question essentielle : la place de l’écriture et, partant, de l’acte même de narrer – de raconter.

En effet, l’aventure de Kaori se transforme peu à peu en une réflexion sur le rapport entre écriture et mémoire : car l’interdiction des écrits dans les mondes contrôlés par le Flux n’est pas gratuite. Davantage qu’un outil de contrôle des populations, l’interdit est en effet un moyen de contrôler le rapport au passé et à l’Histoire – celle d’une humanité qui, ayant essaimé à travers l’espace, ne se souvient plus d’elle-même. La révélation progressive du mystère du rouleau calligraphié permet à Kaori de remettre en question ses propres valeurs, ses croyances, son éducation, son identité… tout en la poussant à réfléchir sur le pouvoir de l’imagination et des mots – que ces mots soient tracés sur un parchemin ou prononcés par une conteuse. Sans révéler le dénouement, disons simplement qu’Émilie Querbalec construit bien plus qu’un excellent roman de fantasy-SF : grâce à une plume poétique qui joue avec les mots et les images, elle nous fait réfléchir sur notre rapport à la langue et aux histoires… sans imposer une thèse massive qui répondrait aux interrogations suscitées par le récit.

Du grand art, à lire sans tarder.

Magali Bossi

Référence :

Émilie Querbalec, Quitter les monts d’automne, Paris, Albin Michel, coll. Imaginaire, 2020, 443p.

Photo : ©Magali Bossi

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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