Et si la situation s’inversait ?
À l’Arsenic, Philippe Saire s’empare de Comment retenir sa respiration ?, un texte de Zinnie Harris. Dans une mise en scène chorégraphiée, le spectacle questionne la chute d’un monde et la réponse de la nature humaine face à une crise inattendue.
Tout commence par un malentendu : après avoir passé la nuit avec un homme, Dana (Claire Deutsch) refuse que ce dernier la paie. De ce désaccord découle la croyance qu’il s’agit d’un démon – vrai ou faux ? seule la suite du spectacle vous le dira… Dès lors, Dana est hantée par cette pensée. Mais alors qu’elle part en voyage en direction d’Alexandrie, pour un entretien d’embauche, en compagnie de sa sœur enceinte (Marion Chabloz), voilà que l’Europe s’écroule : les banques ferment, tout le monde migre vers le Sud pour se sauver. Entre la déchéance intime de Dana et celle d’un continent tout entier, c’est le vivre-ensemble qui est questionné. Et alors que la situation que l’on connaît s’inverse, avec un Nord en crise et un Sud en position de le sauver, la nature humaine et ses limites vont se révéler au grand jour.
Une mise en scène chorégraphiée
Comme il en a pris l’habitude avec ses précédentes créations – Angels in America et Orphelins, Philippe Saire travaille sur les corps et la physicalité de ces derniers pour narrer l’histoire, en complément des mots. La première partie de Comment retenir sa respiration ? ressemble ainsi à une chorégraphie, avec des moments particulièrement forts. On pense à la seconde rencontre entre Dana et le démon (Pierre-Antoine Dubey), qui s’apparente à une jeu de séduction, verres à la main, où les corps se lient et se fuient, jusqu’à tomber dans les bras l’un de l’autre. Les premières interventions du bibliothécaire (Zacharie Jourdain) – toujours là pour conseiller des ouvrages à Dana afin de l’aider à avancer, tel un guide – marquent également : on le voit d’abord dans le stéréotype de son rôle, avec une partition très précise où rien n’est laissé au hasard, notamment dans le rangement des livres. Par la suite, il deviendrait presque oppressant, à force de se trouver partout où est Dana, toujours une pile de livre à la main, en cherchant à se rapprocher de la protagoniste, pour montrer à quel point il lui est indispensable.
Si la narration passe autant par la physicalité, c’est que cette dernière raconte quelque chose de plus profond. Dana et sa sœur voient leur corps devenir meurtri : la sœur perd son bébé, Dana finit par se prostituer pour lui payer des soins… Certaines scènes créent alors chez nous un sentiment de malaise, de choc, avec une relation sexuelle forcée aperçue dans la pénombre, ou l’agression de Dana par deux autres prostituées – anciennement avocate et enseignante. On perçoit la déchéance totale des protagonistes, mais aussi de l’Europe toute entière, avec la chute d’un système qui contraint chacun·e à trouver des solutions pour survivre, au prix bien souvent de sa propre dignité.
On regrettera que le côté chorégraphique de cette mise en scène s’estompe à mesure que l’histoire s’assombrit. Pour autant, Philippe Saire propose de magnifiques trouvailles. Sur le décor totalement blanc, comme une page sur laquelle le récit s’écrit petit à petit, des éléments de cuisine et de décoration – panier à vaisselle, tabouret… – sont petit à petit déposés sur la scène par les différents protagonistes. Si l’on ne comprend d’abord pas vraiment où cela mène, le passage d’un train miniature éclaire le tout. Les rails qui traversent la scène résonnent comme le voyage de Dana et de sa sœur qui traverse la pièce. Les ombres projetées sur les murs par le petit train créent une ambiance visuelle magnifique, tout en disant quelque chose de ce qui se passe : les éléments anodins deviennent monuments, et l’ombre s’empare de plus en plus de l’histoire…
Un changement de perspective
La transformation intime qui s’opère chez Dana agit comme un miroir de la chute de l’Europe. Dana étant persuadée que tout cela est l’œuvre du démon qu’elle a rencontré – tout cela pour une dette de 45 euros qu’elle ne veut pas recevoir. Le lien se crée par la crise économique qui frappe le continent de plein fouet, et bien plus violemment que ce qu’on a pu connaître. La plupart des habitants migrent vers le Sud et l’Afrique, n’hésitant pas à risquer leur vie sur des bateaux qui contiennent plus de passagers qu’ils ne le peuvent. La suite, on la devine aisément… Dans le texte de Zinnie Harris, la dynamique s’inverse donc, et avec elle un changement de perspective s’installe.
Avec ce nouvel état de fait, nous, Occidentaux, nous retrouvons abruptement face à nos contradictions : alors que le Sud ne fait pas les efforts attendus pour aider le Nord, il ne s’agit finalement qu’une juste retour de bâton. Malgré la bienpensance de nos gouvernements et l’impression donnée d’une grande solidarité, tout cela n’est qu’une façade, et nous n’avons en réalité pas fait autant que nous aurions pu, ou dû. C’est à leurs dépens que les personnages de la pièce le comprennent. Mais le message porté de l’intime à l’universel va encore plus loin : à l’interne, entre Européens, la solidarité n’est plus de mise. La bienveillance que l’on met en avant si souvent montre ses limites : elle fonctionne quand tout va bien, mais lorsque qu’une véritable crise frappe, ce sont les pires côtés de la nature humaine qui prennent le dessus. La réflexion autour du démon prend alors un tout autre sens…
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Comment retenir sa respiration ?, de Zinnie Harris, du 8 au 19 novembre 2023 à l’Arsenic.
Mise en scène : Philippe Saire
Avec Claire Deutsch, Marion Chabloz, Pierre-Antoine Dubey et Zacharie Jourdain
Photos : © Philipp Weissbrodt