La plume : BA7La plume : créationLa plume : littérature

D’après photographie : deux textes

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, c’est Nolwenn Gorgoni qui prend la plume. Elle construit deux textes, autour de deux photos… à vous de les imaginer ! Bonne lecture !

* * *

Un baiser volé

J’ai volé un baiser. Dans un tiroir de sa table de nuit.

Un doux baiser échangé à la vue de tous, entre les cotillons et confettis de la nouvelle année. Sans même attendre la fin du compte à rebours, elle porte la main au cou de son mari couvert de guirlandes de papier et ridicule avec ces lunettes de carton déposées sur son nez. Son mari dont le rire s’est fait de plus en plus gras au fil de la soirée, et qui l’a exaspérée avec ses discours communistes qui ont traditionnellement refait surface au bout de son troisième verre de grappa. Mais elle s’en fout, elle est heureuse. Et elle lui vole un baiser, dans cette atmosphère moite où les odeurs de whisky chaud se mêlent aux effluves de transpiration de fin de soirée. Ses lèvres ont le goût d’un cigare de mauvaise qualité, acheté la veille malgré sa réticence pour frimer auprès des copains. Les siennes, un goût de vin rouge siroté il y a quelques heures déjà et qui a rendu sa bouche pâteuse au contact de la fumée de cigarette. Mais ils s’en foutent, ils sont heureux. Et les voilà qu’ils s’embrassent comme deux adolescents, eux qui ont toujours été d’un naturel discret. Eux pour qui les démonstrations d’affection se font rares en public. Mais l’euphorie ambiante leur fait oublier la présence des autres, la pudeur, la retenue. Ils s’en foutent, ils sont heureux. Les idéalistes diront qu’ils sont heureux comme au premier jour. C’est faux. Ils sont plus heureux qu’au premier jour. Le premier jour c’est surfait. C’est facile. On aime sans effort au premier jour, d’un amour sans saveur. Non. Ils sont heureux comme à l’aube de leurs septante ans. Ils sont heureux comme à la six-cent-trente-septième dispute sur la manière de ranger les courses dans un sac. Ils sont heureux comme à la suite de deux cancers – un chacun – combattus ensemble. Ils sont heureux comme après une vie entière passée à choisir de s’aimer, tous les jours. Malgré les œufs au fond du sac, malgré les discours communistes, malgré l’odeur du cigare.

C’est bien pour cela qu’un voyeur leur a volé ce baiser volé. Il a voulu s’accaparer un petit bout de leur bonheur. Le capturer et le garder tout près de son cœur. Ils en avaient assez de toute façon, alors qu’est-ce que ça pouvait changer ? Ces gens heureux ils ne veulent jamais partager. D’ailleurs quand ils ont vu la photo ils ont voulu la récupérer. Pour le souvenir. Pourquoi vouloir se souvenir de quelque chose qui est encore là ? Mais bien sûr il a dû la leur donner. Il les a faits à jamais captifs de ce cadre de papier, condamnés à s’embrasser pour l’éternité. Alors ils s’embrasseront à jamais, dans ma table de nuit. Oui, moi aussi j’ai volé ce baiser. Je l’ai volé à mon tour car, comme le voyeur, j’ai voulu m’approprier ce petit bout de bonheur.

*

Femme sans regard, fleurs sans épines

Image tragique.

Une auto, une jeune femme et un bouquet de centaurées. Les gouttes qu’une averse a déposé sur la vitre ornent son visage immaculé de mélancoliques tâches de rousseurs. Ou est-ce sa mélancolie qui a fait tomber la pluie, et faner les centaurées ? Sa main gît comme le feuillage fatigué des fleurs sauvages par-dessus les sièges. Seuls le rouge de ses lèvres et le bleu de leurs pétales me confirment leur présence ; échouées à l’arrière de l’auto, elles semblent ne pas être là. Car son regard, lui, est absent. Femme sans regard, fleurs sans épines, qui attendent ensemble la fin de leurs tourments. Consciente de la douleur à venir, elle était allée cueillir des centaurées, espérant qu’elles pourront la sauver de la flèche qui la visait. Ça n’a pas marché. Alors elle attend que la douleur passe. Si du moins elle est bien là.

Une auto, une jeune femme et un bouquet de centaurées qui ne font plus qu’un. Il semble que la voiture n’existe que pour elle, qu’elle n’existe désormais plus que pour ces fleurs, et que tout ça n’existe que pour moi. Cruauté de l’existence qui s’obstine à nous mettre face à nos démons. Plus rien ne nous atteint. Pas la pluie, pas le froid, pas le temps. Elle est captive de la voiture, la scène est captive du papier, et moi je suis captive de cette image, dont mes yeux ne peuvent se détacher. Je sens ses larmes qui coulent sur mes joues, et l’odeur des centaurées qui m’enivre mêlée à l’odeur tenace des sièges en tissus de la vieille auto. La douleur dans sa poitrine est devenue mienne, et mon regard a dû s’absenter à son tour, car tout est tout à coup devenu flou.

Une auto, une jeune femme, un bouquet de centaurées et moi. Étrange escouade qui cohabite en silence, unie par le désespoir. Et puis soudain une étincelle. Le soleil couchant s’est reflété un bref instant sur la petite pièce de métal qui ornait l’habitacle sans que personne n’y ait prêté attention. Et machinalement, ma main a traversé le papier pour saisir la clé et allumer le moteur. Un doux ronron s’est fait entendre et l’odeur des centaurées a rapidement été masquée par l’odeur de l’essence. La jeune femme n’a pas sourcillé, trop occupée à attendre que son regard ne lui revienne. Sur le trajet, son corps a passivement suivi la houle. Dans le rétroviseur, j’ai observé les lents mouvements de sa tête qui a semblé danser avec le vent, alors que les centaurées, elles, sont restées immobiles. Je les ai conduites jusqu’à la mer. J’ai senti les embruns caresser mon visage, le vent parcourir mes cheveux, un cri quitter ma poitrine. Mais la jeune femme n’a pas quitté l’auto, ni ses centaurées. Alors j’ai déposé un baiser sur son front, j’ai rangé un pétale bleu dans mon portefeuille, et j’ai capturé l’absence de son regard, l’absence de vie dans les centaurées, et l’immobilité de l’auto, pour garder une trace de ce voyage. Et je les ai laissées là, femme sans regard, fleurs sans épines, échouées dans leur forteresse de métal.

Nolwenn Gorgoni

Photo : © Irina Iriser

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