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Éditions Nouveau Monde : « Camelote-TV » (Anthony Boulanger)

Le Collectif Nouveau Monde a vu le jour en octobre 2010. Son objectif : donner la parole à des artistes méconnu·e·s mais talentueux·ses, et leur permettre de se faire davantage connaître du public. En 2012, la revue littéraire Nouveau Monde, spécialisée dans les littératures de l’Imaginaire, a pris son envol : 14 numéros, 4 hors-séries, 296 nouvelles publiées, des tonnes d’illustrations et des milliers de pages… la revue a tiré sa révérence en 2018. Son blog, quant à lui, a porté des dizaines de matchs d’écriture, 6 tournois des nouvellistes, 2 tournois des illustrateur·rice·s, des centaines de nouvelles, des dizaines d’auteur·rice·s, des amitiés et des projets professionnels.

Comment reprendre une vie « normale » après cette odyssée ? L’équipe de Nouveau Monde n’a pas voulu s’arrêter là : l’idée d’un site littéraire collaboratif a germé peu à peu, jusqu’à accoucher d’Un Monde de Mots en 2018 et, dans la foulée, d’une anthologie parue en format numérique et papier.

Puis vint l’année 2020, si étrange et anxiogène… L’heure était venue de donner vie à Légende, la revue des Mondes et Merveilles SFFF, une revue littéraire SFFF (Science-fiction, Fantastique, Fantasy) qui publie désormais de manière apériodique des nouvelles, chroniques littéraires, interviews, conseils d’écriture et de publication. Elle a pour mission la promotion des auteur·rice·s des littératures de l’Imaginaire, la mise en lumière de talents inconnus… mais propose aussi de nombreux défis d’écriture.

L’intégralité des textes de Nouveau Monde et Légende est à retrouver sur leur site respectif.

L’auteur du jour

Originaire de la région de Rouen, Anthony Boulanger vit maintenant à Paris en compagnie de sa muse et de leurs trois enfants. Plusieurs de ses textes sont réunis dans les recueils « Ecosystématique de fin de monde » (éd. Voy'[el]), « La Boîte de Schrödinger – Exp. n°2 » (éd. Walrus), « Géniteurs et Fils » (éd. du Chat Noir), et « Quatre Enquêtes d’Erem de l’Ellipse » (éd. Mots et Légendes). Son premier roman, Zugzwang, est paru chez Elenya en 2014. Au Crépuscule, un roman de fantasy, a suivi en 2015 chez Voy'[el], avant la publication de Les Reflets d’Earanë, récit de dark-fantasy publié chez Mythologica.

Touche-à-tout, Anthony Boulanger travaille aussi bien sur des micronouvelles que des romans et des scenarii de jeux de rôle et de BD, dans les genres de l’Imaginaire. Ses sujets de prédilection sont les Oiseaux, les Golems, la mythologie. Parmi ses ouvrages de prédilection, on trouve : Le Silmarillion de Tolkien, La Compagnie Noire de Glen Cook, L’Enchanteur de Barjavel, Le Chant du Cosmos de Roland Wagner, La Horde du Contrevent » Damasio, ainsi que les nouvelles robotiques d’Asimov. Sa prochaine sortie : Le Joug des Corbeaux, aux éditions Mots et Légendes, une novella de fantasy.

Si vous souhaitez suivre son travail, c’est par ICI et ICI !

* * *

Camelote-TV

— Chers téléspectateurs, cher Jean-Pierre, bonsoir ! lança l’animateur bronzé avec force. Ce vendredi, en exclusivité pour vous sur Camelote-TV – la chaîne qui fait passer le Moyen-Age pour la Renaissance – nous vous avons concocté un numéro exceptionnel de votre show préféré : l’Epopée d’Arthur ! Ce soir, Arthur, récemment sacré Roi de Bretagne, a fait le déplacement avec toute notre équipe jusqu’en Inde. Nous sommes en direct, il est six heures du matin, et nous crevons déjà de chaud !

— On le voit, Benjamin, on le voit très bien. Vos gouttes de sueur qui ruissellent passent magnifiquement en haute définition ! Nous pensons très fort à vous, ici, dans nos studios bretons conditionnés.

— Ah, vous m’en voyez ravi ! Dans ce cas, je vous propose une courte page de publicité pour notre sponsor, les anti-transpirants Hache !

A l’écran, succéda aussitôt un troubadour et son luth qui entama, guilleret :

Avec les anti-transpirants Hache, ne laissez plus vos suées faire rouiller vos armures et cottes de mailles ! Vous serez irrésistibles pour ces princesses en détresse qui vous attendent par centaines. Pour tout achat d’un lot d’anti-transpirants Hache, on vous offre une rondache.

— Vous êtes donc en Inde, Benjamin, vous pouvez nous préciser où exactement ?

— Eh bien, Jean-Pierre, nous sommes dans la banlieue sud de Delhi, dans ce qu’on appelle le complexe du Qûtb Minâr, je ne suis pas certain de la prononciation. Le site est très touristique, il abrite le plus imposant minaret indien, entre autres. Mais ce qui nous amène ici est un artefact de la plus grande valeur. Nous vous le présenterons un peu plus tard, car je vois Sire Lancelot du Lac, un des gardes du corps d’Arthur, sortir de la loge du souverain, nous allons lui soutirer quelques informations sur l’état de notre héros.

— Faites, faites, nous sommes impatients d’en savoir plus !

L’équipe se dirigea d’un bon pas vers une caravane rehaussée d’or et d’argent de laquelle venait de sortir un chevalier en armure lustrée. Le présentateur l’interpella et celui-ci, entendant héler son nom, se retourna, un sourire éclatant aux lèvres.

Si vous aussi vous voulez avoir les dents blanches comme sire Lancelot, achetez Email Dragon, aux véritables extraits de diamants de dragons, pour des gencives saines et fortes, et une dentition à toute épreuve. Email Dragon, le dentifrice des échansons !

— Sire Lancelot, ah, sire Lancelot ! Quelle joie de vous revoir !

La caméra fit un zoom arrière pour pouvoir englober à la fois le présentateur, au bras passé autour des épaules de son interlocuteur, et le chevalier.

— Un mot, Lancelot, sur la santé du Roi ? Se sent-il de taille à relever le défi de ce soir ?

— Oui, oui, sans aucun doute. Il est dans une forme resplendissante. En ce XIIe siècle, vous ne trouverez nulle part au monde un homme à sa hauteur et ce n’est pas un bout de ferraille à l’autre bout de la Terre qui va lui résister !

Les deux hommes éclatèrent de rire et tandis qu’il repoussait Lancelot et monopolisait l’image, le présentateur reprit la parole.

— En effet, chers téléspectateurs car – rappelons-le – Arthur Pendragon est aujourd’hui engagé dans un véritable périple mondial. A l’image d’Hercule durant l’Antiquité, le voilà lancé pour réaliser douze travaux que nous, chez Camelote-TV – la chaîne qui fait passer le Moyen-Age pour la Renaissance – lui avons soumis et qu’il a accepté. Nous en sommes aujourd’hui au cinquième, et tout de suite, une rétrospective des quatre premiers défis vaillamment remportés par Arthur.

— Le huit juin de l’an de grâce mil cent dix-huit, commence une voix off après un fondu enchaîné sur le visage d’un jeune homme, cheveux blonds flottant au vent, Arthur Pendragon quitte sa Bretonnie natale pour se rendre en Allemagne, sur les terres dirigées par Fafnir, le célèbre Dragon. La première quête assignée fut de récupérer le fameux anneau des Nibelungen détenu depuis des siècles par la bête. Il ne faut que deux minutes et quarante-quatre secondes au jeune homme pour terrasser le monstre et exploser le record détenu jusque-là par Saint-Michel, nouveau record homologué par Maître Feldmann. Ainsi commença l’Epopée d’Arthur et le début de sa renommée sur notre chaîne.

Quand nous avons fait les castings, tu vois, on savait pas sur qui on allait tomber, dit une femme apparaissant à l’image, allongée sur un canapé. Douze mille écuyers à Salisbury, t’y crois, toi ? Non mais allô quoi ! On a vu de tout, des fils à papa déjà roi de Cornouailles et d’autres pays imaginaires, des supers motivés mais qui savaient pas tenir leur épée par le bon bout, des gars qui voulaient juste passer à la télé, même une gonzesse qui entendait soi-disant des messages de Dieu. On n’en pouvait plus avec les trois autres, mais quand lui est entré, on s’est dit, putain, bingo, quoi ! Et ce dragon en moins de trois minutes ? Incroyable.

— Les deuxième et troisième épreuves sont presque des formalités pour Arthur, reprend la voix off. Il triomphe de Thor, le célèbre dieu nordique invoqué en guest-star dans un duel de beuverie et dans la foulée, retrouve l’Atlantide. Le quatrième défi proposé par Camelote-TV – la chaîne qui fait passer le Moyen-Age pour la Renaissance – le ramène sur ces terres ancestrales et lui oppose Excalibur, l’Epée dans l’Enclume. L’enjeu était de taille puisque Arthur, s’il pouvait tirer la lame légendaire de son socle, devenait roi de Bretagne. Et comme vous le voyez, une nouvelle couronne brille depuis à son front.

A la fin de la séquence, la caméra retransmet les images du même homme blond, précédemment aperçu, et du présentateur.

— Jean-Pierre, Jean-Pierre, je sais que vous adorez commenter les montages mais permettez-moi cette fois de vous en empêcher car on s’agite du côté des caravanes.

Une seconde caméra se tenait face aux trois petites marches de la résidence de la star et prit le relais. Les millions de téléspectateurs de Camelote-TV purent voir la porte s’ouvrir et révéler la blondeur et le teint parfait d’Arthur Pendragon, fils d’Uther Pendragon et de la star de télé-réalité Ygerne, de Quest Story IV. Il avait déjà revêtu son armure étincelante, ponctuée de rubis dessinant le motif du dragon rouge Fafnir, tué plus tôt dans le show. A ses côtés, battait Excalibur, libre de son fourreau.

— Arthur ! le salua Benjamin en revenant dans le champ de la caméra. C’est toujours une telle joie de vous revoir. Alors, un petit mot pour vos fans ?

— Aimez-moi, dit-il en clignant de l’œil. Car moi, je vous aime déjà ! Oh yeah, baby !

— Arthur, vous êtes resplendissant, comme toujours, vous vous sentez prêt ? Lancelot nous a dit que rien ne pouvait vous arrêter aujourd’hui ! C’est une épreuve particulière qui vous attend aujourd’hui. Après Fafnir, Thor, l’Atlantide et Excalibur, nous vous avons proposé de vous mesurer à ce pilier colossal. Je suis persuadé qu’en le retirant de sa gangue de roche, vous vous approcherez un peu plus de ce statut de demi-dieu que l’on vous prête !

— Très sincèrement, Ben, je suis confiant. Excalibur ou ce pilier, même combat. J’ai été couronné roi après avoir retiré l’épée de son enclume, je suis bien curieux de savoir ce que je vais devenir quand j’en aurai fini avec votre cure-dents !

— Merci Arthur pour ces quelques mots et je vous rends à votre préparatrice physique avant le grand rendez-vous ! Essayez de faire durer le suspens !

La caméra capte une dernière fois le sourire parfait de la star du show et celui-ci s’éloigne d’une démarche de crooner en direction d’une seconde caravane en pierre de taille.

— Eh bien, reprend Jean-Pierre, il est très sûr de lui. Je pense qu’il est temps de révéler, à vous tous qui nous regardez chaque vendredi toujours plus nombreux, le véritable enjeu de ce soir. Car ce que nous n’avons pas dit à Arthur, c’est que ce pilier de fer qu’il vient d’évoquer n’est que la partie émergée de l’iceberg.

Sur les écrans, apparaît une colonne métallique noire aux reflets inquiétants, de plusieurs mètres de haut. La voix off entendue plus tôt reprend la parole.

— Le pilier de fer de Delhi est un artefact qui présente la particularité de ne jamais rouiller. La technique qui lui a donné naissance est aujourd’hui perdue et le défi que nous avons soumis à Arthur est de réitérer son exploit de retirer Excalibur de son enclume, mais à une toute autre dimension.

— C’est en effet ainsi que nous avons présenté la situation à notre jeune Roi, reprend Benjamin, mais ce défi est très particulier. Ce n’est pas contre l’emprise de la terre sur le métal qu’Arthur va devoir lutter, mais contre Vāsuki en personne ! Ce sera sa deuxième rencontre contre un être divin, après Thor. Vāsuki est un des huit rois nâga de la région, et il a la charge de soutenir le monde. Ce pilier est implanté directement dans son crâne !

— C’est fascinant, dit Jean-Pierre, bien installé dans son fauteuil à l’autre bout du globe. Et que pouvons-nous attendre ? Je vous en prie, Benjamin, indiquez à nos spectateurs ce qui va se passer !

— Eh bien, Jean-Pierre, d’après les croyances locales, il ne fera pas bon retirer le pilier comme vous pouvez l’imaginer, si celui-ci est fusionné avec les os du serpent géant. Nous comptons bien sur une apparition de la divinité et sur une colère digne de son statut. Mais maintenant qu’Arthur est armé d’Excalibur, il a, à coup sûr, les moyens de lutter avec son futur adversaire. Je vois d’ailleurs Guenièvre, la maquilleuse d’Arthur, quitter la caravane de son seigneur avec son matériel pour les dernières retouches, il ne devrait plus tarder à se rendre sur la plaine !

Le troubadour sauta une fois de plus devant la caméra et entonna d’un air guilleret une nouvelle publicité :

Votre enfant est voué à être paysan ? Ne laissez pas un tel destin s’abattre sur lui, envoyez-le aux cours Chrétien de Troyes, pour une éducation digne des Rois ! Chrétien de Troyes, une éducation digne des Rois ! répéta-t-il pour marteler le slogan.

Tandis qu’Arthur s’éloignait, main sur le pommeau de son arme, Benjamin se tourna vers la caméra.

— Comme vous l’entendez, Jean-Pierre, Arthur est débordant de confiance et d’énergie. Il ne se doute de rien.

— Magnifique ! Et comment notre héros est-il accueilli par la population locale ? J’imagine qu’elle trépigne d’impatience à l’idée d’être débarrassée de ce serpent géant ?

A la légère crispation de la mâchoire inférieure de son interlocuteur, Jean-Pierre comprit qu’il s’agissait là d’une question à éviter. Il le nota dans un coin de sa mémoire pour le briefing du numéro suivant : préparer mieux les questions avec l’autre présentateur. Il comptait sur le professionnalisme de celui-ci pour se démêler de cet aléa du direct.

— Très bien, mentit Benjamin. Il y a bien de nombreuses manifestations en l’honneur d’Arthur et de Camelote-TV – la chaîne qui fait passer le Moyen-Age pour la Renaissance -, et celles-ci nous ont permis d’avoir un aperçu des représentations locales du fameux Vāsuki et, si je peux vous assurer d’une chose, c’est que le spectacle sera de la partie !

— Parfait, vraiment parfait, répondit Jean-Pierre. Ne s’agit-il pas de Gauvain, Perceval et Galaad que je vois derrière vous ?

Tandis que Benjamin se retournait, la caméra zooma sur trois chevaliers en armes ouvrant une procession d’autres hommes en armes.

— Si, tout à fait ! Il y a là également sire Kay, Bedivere, l’écuyer d’Arthur qui porte le fourreau d’Excalibur, Yvain et son lion, Dagonet, Tristan, Girflet et Palamède. Ils sont l’escorte que Arthur a emmenée avec lui pour l’entourer d’un cercle de pouvoir et de justice durant son épreuve. Je vous propose que nous nous rendions sur les lieux du défi dès à présent.

Eau de Merlin, un parfum, pour lui, pour elle. Eau de Merlin, l’envoûtement fait fragrance, susurra le troubadour pendant ce temps.

Sur les écrans des téléspectateurs s’affichait, sous la lumière matinale de l’Inde, l’imposant pilier de fer de Delhi. Il était comme une colonne de perfection, sans aspérité, sans tache, sans ornement, un doigt de métal dressé par défi vers le ciel pour s’en attirer les foudres, une émanation de ténèbres surgie du sol rouge et poussiéreux. Parmi les Européens présents, peu croyaient à cette légende du serpent géant enfiché au bout de ce pilier. Ils avaient beau venir de terres celtiques, scandinaves, germaniques, franques, où les dragons étaient légions, où les dieux marchaient aux côtés des hommes et se manifestaient à eux, ils trouvaient incongrus, dans cette place si différente de leur monde, qu’une créature, aussi grande que celle dépeinte par les banderoles haineuses dressées au milieu des barricades leur dépeignaient puisse subsister sans bouger depuis des millénaires.

Alors que les chevaliers de la Table Ronde se plaçaient en un large cercle autour du pilier, Arthur fit une apparition théâtrale, porté par un quadrige, et son arrivée fut accueillie par les vagues de cris par des Indiens. Les services de sécurité parvenaient toujours à retenir la foule et la production jonglait avec habilité entre les caméras pour masquer les jets de légumes avariés qui prenaient le jeune roi pour cible, et les effets de lumière. Le générique de l’émission, fastueux, épique, tournait en boucle pour étouffer les rumeurs colériques qui perçaient par vagues.

Lorsque le meneur des chevaliers descendit de son char, il prit une paire de gantelets de fer passée à sa ceinture et les mit avec lenteur, regard planté dans la caméra, sourire de jeune premier figé sur le visage, et tapa des mains. Le micro qu’il portait en permanence amplifia l’éclat métallique et ce fut comme si le tonnerre descendait sur le complexe du Qûtb Minâr. Le monde retenait son souffle. Les enfants, qu’ils soient sur place ou devant leurs télévisions, attendaient que le monstre breton ou leur idole se mesure au pilier et à Vāsuki.

Parmi la population indienne, nombreux étaient ceux qui considéraient le débarquement en force des chevaliers et de Camelote-TV en ce lieu comme un sacrilège qu’ils devaient empêcher, et ils ne manquaient pas de le faire savoir autant que leurs poumons le leur permettaient. La chaîne avait toutefois arrosé d’argent et de provisions les bonnes personnes pour bénéficier du soutien gouvernemental et avoir les coudées franches. D’autres Hindous estimaient que le roi cobra allait infliger aux occidentaux une cuisante humiliation qui les rendrait plus humbles, et ils étaient également venus assister à la scène.

Tout à sa gloire construite à grand renfort de publicités et d’exploits, Arthur était inconscient de ce qui se tramait autour de lui. Les Indiens, les chevaliers, les caméras, le présentateur qui s’agitait. À ses yeux, n’existait que l’instant présent, celui qui l’approcherait un peu plus du statut d’une légende vivante, l’égal d’Hercule, de Persée, de Romulus, de Siegfried et de bien d’autres. Après cet instant, il y en aurait d’autres, à la pelle, jusqu’à la consécration finale. Il ignorait encore quelle serait la forme, l’ampleur, mais il savait qu’il était en train de passer à la postérité. Arthur mit ses mains de chaque côté du pilier et exerça une première pression. Le fer résistait sous ses doigts, il n’y avait a priori aucune couche friable en dessous. Il avait cherché à se ménager une prise, mais en vain. Cela n’était rien pour le roi et il décida d’y aller à la force brute. Il plia les genoux et entreprit d’arracher la colonne en la tirant vers lui. Il sentit l’édifice bouger. Il s’agissait peut-être d’un millimètre, mais cela suffisait à le conforter dans sa foi : il sortirait ce pilier de terre, peu importait le temps que cela lui prendrait. Il continua sa traction et plus ses muscles se bandaient, plus l’effort qu’il faisait était important, plus il sentait le pilier céder. Il avait l’impression d’arracher un tronc d’arbre, aux larges racines profondément enterrées. Il pouvait sentir les fibres minérales qui s’étaient faites autour de l’artefact se briser les unes après les autres tandis que sa tension augmentait. Arthur avait le visage en feu, on était loin de l’effort qu’il avait dû faire pour récupérer Excalibur, mais n’était-il pas roi de Bretagne, protégé par un enchanteur et favori des dieux ?  Rien ne lui résisterait !

Arthur s’accroupit et se saisit du pilier à sa base. Il s’arc-bouta un peu plus et le pilier s’extirpa d’un seul coup de deux mètres. Sans faiblir, Arthur repositionna ses mains et réitéra son effort, et le pilier continua de surgir du sol. Il était toujours sourd aux cris d’épouvante. Les yeux fermés, il ne voyait pas les traces rougeâtres qui maculaient à présent le fer, puis les gouttes quand la pointe effilée fut excavée. C’en était fini du pilier de Delhi. Si son mystère restait intact, il ne se dressait plus dans la plaine, mais gisait, noir et rouge, dans la poussière.

Soufflant, suant, Arthur fit signe à son écuyer et celui-ci lui apporta aussitôt une gourde d’hydromel. Il ne fallait plus qu’il halète autant quand Benjamin de Camelote-TV viendrait l’interviewer. Peut-être aurait-il dû faire durer l’épreuve plus longtemps ?  Son agent lui avait bien dit qu’il fallait en donner pour son argent à ses fans, qu’il allait lancer des produits dérivés mais qu’il fallait montrer à tous qu’il était un homme proche du peuple et il devait afficher peine, souffrance et difficulté dans ses épreuves. Tout à ses pensées, Arthur attrapa machinalement la flasque qu’on lui tendait et but de grandes lampées. Le présentateur de télé s’avançait à reculons, face vers la caméra et faisant de grands gestes quand la terre trembla soudain.

Ce fut tout d’abord une petite secousse, à peine un sursaut de la plaine, mais perceptible tout de même. Le second tremblement fut nettement plus fort, suffisant pour faire décoller du sol les chevaliers et Arthur. Tous se retrouvèrent étalés dans la poussière et nul ne parvint à se relever. Les secousses s’enchaînaient et le sol vibrait en permanence. Dégainant Excalibur, Arthur planta sa lame à même la pierre, obtenant en retour un cri monumental. Ce n’était pas le fruit d’une gorge humaine, mais de quelque chose de titanesque, primal, bestial. A travers le trou qu’avait laissé le pilier de fer derrière lui, surgit soudain une langue bifide, énorme, noire qui se retira après avoir frétillé quelques instants.

Es-tu conscient de ce que tu as fait, petit humain ?

Arthur entendit directement la voix dans sa tête. Il ne comprenait pas le langage, mais le message s’imprimait au fer rouge dans son esprit.

Ce pilier était celui de cette terre, de ce monde, ce qui maintenait mon pouvoir en cette place et nourrissait ces champs, ces rivières, ces forêts. Tout va s’éteindre à présent que moi, Vāsuki, m’éteins.

Des images de terres stériles, aux céréales noircies par les pestes végétales succédèrent à celles de maisons en flammes, de puits emplis d’une eau saumâtre, de bêtes démoniaques qui s’aventuraient dans les villes.

Il faut que tu remettes ce pilier en place, dans mon crâne, entends-tu, petit humain ?  Ma vie s’échappe déjà de ma tête, mes fluides se répandent, hâte-toi.

Arthur recula tandis que la langue du roi des serpents sortait et disparaissait à nouveau. Dans le cœur de l’humain, bouillonnait l’indécision. Que devait-il faire ? Ou était Lancelot ? Ou était Perceval ? Il fallait qu’il soit fort, les caméras tournaient toujours, elles retransmettaient en direct vers son pays, ses alliés, ses ennemis, le monde entier. Il devait penser à sa carrière de roi et de star, il devait penser à son peuple et à son propre intérêt.

— Viens, Vāsuki, murmura Arthur.

Et tandis que le trou dans le sol s’effritait et s’élargissait, la monstrueuse tête d’un serpent blanc, aux écailles fissurées, se fraya un chemin. Les yeux étaient vitreux, le sommet du crâne était percé et s’en écoulait un liquide bleu et malodorant.

Arthur posa une main sur le pilier et animé par une nouvelle force, il fit un sourire à la caméra et tendit son index et son majeur en signe de victoire. Puis, en un geste étudié des centaines de fois devant son miroir, il passa sa main libre dans ses cheveux. Il attrapa enfin la colonne de fer et la souleva comme s’il s’agissait d’un brin de paille. En un mouvement surhumain, porté par le pouvoir d’Excalibur vibrant à ses côtés, il abattit de toutes ses forces la masse sur le crâne de Vāsuki.

— Chers téléspectateurs, cher Jean-Pierre !  C’est extraordinaire ! Vous avez assisté à l’instant à la soumission d’un des huit rois nâgas, c’est absolument insensé, légendaire, mythique et nous y assistons en direct ! Arthur vient de sauver toute cette région des tremblements de terre que générait le serpent et il vient, à coup sûr de s’attirer la colère des sept autres divinités mais peu importe ! Cela promet de nouvelles épreuves dignes du héros que Camelote-TV – la chaîne qui fait passer le Moyen-Age pour la Renaissance – a forgé pour vous ! Mesdames et messieurs, un tonnerre d’applaudissements chez vous pour Arthur Pendragon !

Dans le studio d’enregistrement breton, la jubilation du producteur était à son comble. Il n’écoutait plus son envoyé en Inde débiter son monceau d’épithètes à la gloire de la jeune star, il ne voyait que l’audimat qui grimpait en flèche et, dans son esprit, il le convertissait en revenus : en produits dérivés, en publicités à revendre toujours plus chers, en déclinaisons de concepts. Il fallait déjà penser à l’après-Arthur, imaginer d’autres émissions sur le même principe, comme douze héros envoyés sur une île emplie de monstres, avec le public qui éliminerait chaque semaine celui qui lui plaisait le moins, une académie pour écuyers avec des professeurs d’escrime, d’équitation, de joute, d’archerie, avec un titre de chevalier à la clef pour le chouchou des spectateurs, puis envoyer des chevaliers dans des lieux improbables comme Avalon ou Las Vegas ou encore… Les idées affluaient sous le regard, retransmis par la caméra, d’un serpent géant autrefois bienfaiteur de son peuple.

Anthony Boulanger

Cette nouvelle a été publiée en août 2016 dans le 10e numéro de la revue Nouveau Monde, intitulé « Voyage au cœur des Mythes ». Le numéro est à retrouver à l’adresse suivante : https://ymagineres.wixsite.com/galerienouveaumonde/nm10-telechargement

« Camelote-TV » est également à lire sur les pages des éditions Nouveau Monde : https://editionsnouveaumonde.wordpress.com/2021/12/24/camelote-tv-danthony-boulanger/

Photo (couverture) : © Richie More Black

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