Eicher l’alchimiste
Il y a comme ça des artistes qui traversent nos vies avec une telle intimité qu’on a l’impression de les connaître depuis toujours. Stephan Eicher fait assurément partie de cette famille de cœur. Comme un vieux copain qu’on aurait laissé à bidouiller ses sons, on a le grand bonheur de le retrouver Seul en scène pour un spectacle hybride, entre concert intimiste et théâtre de choses, magnifié par une poésie thérapeutique dont il a le secret. Un instant suspendu. On en redemande.
Il était une fois un enfant de 64 ans qui avait tout connu. Sauf la magie du théâtre. Ainsi est né le rêve d’un spectacle. Au-dessus du berceau mélodique s’est penché le talentueux François Gremaud. Une complicité à la Djian. Cela sera un seul en scène. Quelque chose d’intimiste. Un mélange d’autobiographie, d’automations, d’artisanat musical, de jardin maternel et d’accordéon paternel.
Sur le plateau blanchi, un vieux synthé avec des câbles partout, une boîte à rythmes filmée, une guitare sèche achetée juste à côté, un piano pour y déposer une tasse de thé, des jolies lumières, un décor qui s’assemble dans une judicieuse scénographie pour dire des fragments de quarante ans de chansons. Et un tourne-disque avec un vinyle de Patti Smith. Et quelques photos… Voilà. Car que reste-t-il à la fin ? « Une nuit d’été en Italie, quelques notes de musique, un sourire échangé, une page d’un livre, un poème, une faute avouée…?[1] »
Fidèle à lui-même, le génial sale gosse sur scène dit des choses profondes avec humour et autodérision. Il sera le plus léger du monde pour parler des hauts et des bas sans remords ni regrets… La marque des grands. Si besoin était de le souligner encore une fois. Des radeaux de l’inutile dans le Lavaux aux soirées à l’Olympia en passant par ses collections de toupies automatisées, l’ami Stephan renouvelle l’inédit de lui, cette capacité qu’il a de se réinventer dans une alchimie entre mots, confidences, musiques, silences, nostalgies et histoires sans fin…
Nous voilà donc au théâtre. Notre Bernois préféré se défend d’emblée de n’être ni un acteur ni un comédien. Tout au long de la performance, avec son charme inimitable, il s’avèrera pourtant à nouveau un immense artiste, un artisan des sons capable de réarranger avec brio ses tubes les plus connus, à l’instar de ce fameux déjeuner… et ainsi arriver encore et encore à nous surprendre.
Comme nous sommes au théâtre, il y a un texte écrit. Avec un sacré personnage, un certain protagoniste suisse-allemand qui avoue ne pas toujours comprendre ce qu’il doit dire (…) mais trouve cela assez sympa. Et nous aussi. À nouveau cette élégance de savoir rire de soi. Tout de suite, la magie opère et le public est séduit par ce troubadour au charisme évident. Le courant passe à fond les ballons, les sourires se multiplient sur les visages, les émotions aussi. Quel que soit ce que nous comprenons de ce qui nous est raconté, Eicher nous fait du bien. C’est aussi thérapeutique qu’un carré de chocolat.
Les mélodies se succèdent pour le plus grand bonheur de la salle pleine à craquer. Le fil rouge se dessine peu à peu : toutes les chansons sont en français. On ne boude pas son plaisir à goûter ainsi pleinement à l’optimisme désillusionné du poète musical passant avec joie d’un instrument à l’autre, le sol jonché de pédales qui permettent les automations bien reconnues. Différentes ambiances sont également au rendez-vous. Du piano voix actuel à la période électro-punk des années 80, il n’y a qu’à traverser la scène de cour à jardin. Quelques pas pour virer du néon au strombo et nous voilà à marcher dans les rues d’Arles avec Lou Reed… C’est derechef la magie du théâtre qui opère, fantaisies dont Eicher profite pour s’amuser comme l’espiègle orphelin qu’il est devenu.
Il était une fois un enfant de 64 ans avec la crinière d’un vieux lion pacifique. Dans une saillie poétique dont il a le secret, notre animal de scène susurre d’ailleurs : Vous savez où va la blancheur de la neige quand elle fond… ? Dans mes cheveux… ? Ou alors cette réplique géniale lorsqu’un téléphone sonne dans la salle : Je crois que c’est l’heure de la pilule pour un de mes spectateurs… C’est à ces petits signes qu’on voit que mon public ne date pas d’hier… Quel à-propos. Chapeau.
Ainsi, pendant une heure trente qui aurait aisément pu durer le double, force est de constater la réussite éclatante de ce nouveau pari artistique. Stephan Eicher a su à merveille tirer profit des codes du théâtre pour y importer son œuvre musicale. Il nous l’offre comme un diamant poli par le temps dans ce nouvel écrin.
Stéphane Stephan Michaud
Infos pratiques :
Seul en scène, de et avec Stephan Eicher au Théâtre de Carouge, du 31 octobre au 3 novembre 2024
Mise en scène et coécriture : François Gremaud
https://theatredecarouge.ch/spectacle/stephan-eicher-seul-en-scene/
Photos : © Annik Wetter
En tournée, les dates sur le site de Stephan Eicher
[1] Ernest Hemingway