Les réverbères : arts vivants

(En)quête de réponses : At The End You Will Love Me

Cette saison, dans le cadre d’un partenariat, la Pépinière produira des reportages sur les créations programmées au Théâtre Saint-Gervais afin de documenter les méthodes de travail des artistes.

Créer : voilà qui relève souvent du parcours du combattant. C’est, en tout cas, ce que suggère l’aventure de At The End You Will Love Me, une ciné-radio performance mise sur pied par Caroline Bernard et ses acolytes, à découvrir au Théâtre Saint-Gervais du 12 au 21 mai 2022.

J’ai poussé la porte du studio de répétition un peu avant Noël : un 16 décembre froid et tout gris, mais avec une pointe de soleil quand même. Je ne connaissais ni Caroline Bernard ni sa troupe, j’avais une vague idée du sujet de la pièce en devenir – justement parce qu’elle était, à ce moment-là, en devenir.

Voies et voix de l’(en)quête

Découvrir une création en cours de gestation, c’est un peu comme assister à la germination d’une graine qu’on n’a pas plantée : on voit lentement les feuilles se déployer, on sent les racines plonger dans des mois de recherche passée… et on se demande quelle couleur, quelle odeur, quelle texture auront les pétales de la fleur à naître. Pour moi, tout a commencé par un filage, sans même que Caroline ne cherche à me resituer l’intrigue – et elle a eu raison : j’ai, aussitôt, été plongée dans le texte. La mort d’un ami, Olivier, malade du cancer. Tiens, serait-ce le sujet de la pièce ? Pas vraiment, même si c’est un peu en lien. Ce qui intéresse Caroline Bernard, c’est la rencontre qu’elle a fait en allant voir Olivier à l’hôpital : celle de Valerio, un musicien qui va devenir pour elle un ami… un jeune homme que la médecine déclare tour à tour « schizophrène » ou « borderline ». C’est ce diagnostic, plaqué sans explication satisfaisante, sans tentative de compréhension ou de traitement non-délétère, que la pièce va tâcher de comprendre. Son sous-titre, (En)quête sur l’(im)possible guérison, n’est pas anodin ; pour Caroline Bernard, il s’agit de questionner « l’inefficacité des traitements psychiatriques classiques », de « part[ir] en quête de traitements alternatifs » :

« Cette (en)quête sur l’(im)possible guérison tente de dessiner des voies singulières où n’est pas toujours malade celui qui est désigné et où l’incurable n’est pas synonyme de fatalité. »[1]

Mener une enquête – c’est-à-dire se documenter, explorer, questionner : c’est ce que Caroline Bertrand va faire dans la quête un peu désespérée qui se créer sous mes yeux. Ce sont bien des voies singulières qu’il s’agira d’explorer : celles par lesquels est passé Valerio au fil de ces dernières années, et que Caroline a documentées grâce à des enregistrements vidéos ou audios, des photos, des extraits de conversation sur les réseaux sociaux et toute une panoplie de sources qui témoignent d’un long chemin. Mais ce sont aussi des voix que cette ciné-radio performance entend porter : celle de la narratrice et celles des témoins, qui se mélangent à celle de la musicienne Joell Nicolas (alias Verveine). Au cinéma, la pièce emprunte l’idée des vidéos projetées en direct ; à la radio, des enregistrements qui se mêleront à la bande-son ; quant à la performance, elle agit surtout au niveau du dispositif mis en place, qui propose une expérimentation interdisciplinaire en direct. Entre le passé de l’(en)quête, le présent de la performance et le futur de l’après-pièce, les voix convoquées par Caroline Bernard vont se mélanger, dans un ensemble organique, étroitement imbriqué.

Reconstruire le puzzle-performance

Témoin attentive de l’aventure en gestation, j’assiste aux recherches menées au cours de la répétition : le filage n’est qu’un commencement pour se rendre compte des éléments qui coincent – un texte trop long, une vidéo mal insérée, un panorama sonore qui se déploie trop vite ou trop massivement… On teste, on s’arrête, on échange, on essaie autrement et je découvre pendant ce temps l’histoire de Valerio, sa vie chahutée entre France, Italie, Roumanie et Suisse, à l’hôpital, derrière des grillages. Comment ce jeune homme, si plein d’énergie lorsque Caroline l’a rencontré en 2016, a-t-il pu connaître une telle descente aux enfers ?

Entre deux scènes répétées, j’échange avec la troupe, on me demande mon avis : je suis « l’œil extérieur » – et c’est assez sympa, parce qu’on trouve mon concours utile. J’ai envie d’aider, de prendre moi aussi un petit peu part à cette (en)quête. J’échange avec Valerio, dans un mélange très maladroit de franglespagnolallemoujenesaisquoi (merci encore à lui pour sa patience devant mes hésitations !). Je parle avec Saïd Mezamigni, un médiateur de santé (autrement appelé « pair aidant ») rattaché aux hôpitaux de Marseille : lui aussi a été un patient diagnostiqué schizophrène, lui aussi a connu un parcours difficile. Aujourd’hui, il aide d’autres patients à envisager leur maladie avec une approche différente. Le duo qu’il forme avec Valerio est détonnant : ils rappent ensemble dans la salle de répétition, entre anglais et français, monologue et improvisation. De l’énergie à l’état brut !

Échanger : maintenir le contact

À l’issue de la répétition, c’est tout naturellement que l’équipe me propose de l’accompagner. L’échange se poursuit donc au bistrot du coin… et c’est là que je commence à comprendre que l’échange, dans cette aventure, a été déterminant. C’est parce que Caroline a commencé à échanger avec Valerio qu’elle s’est intéressée, qu’elle s’est inquiétée lorsqu’il a disparu de la circulation en 2018. C’est parce qu’elle voulait maintenir le contact, garder vivant l’échange et l’amitié créée qu’elle a cherché d’abord à le retrouver – puis qu’elle s’est impliquée dans cette (en)quête qui me semble peu à peu être devenue un combat personnel. Grâce à ce lien, Caroline, Valerio et les autres ont exploré les limites de la psychiatrie et de la médecine. Ils et elles ont cherché, ensuite, à donner forme à leur aventure : forme hybride, mouvante, mutante… fascinante, comme l’esprit humain, en somme.

J’ignore ce que me réserve ma prochaine rencontre avec At The End You Will Love Me, mais en tout cas, j’ai hâte. Vraiment.

Magali Bossi

Retrouvez cet article sur le blog du Théâtre Saint-Gervais.

Infos pratiques :

At The End You Will Love Me. (En)quête sur l’(im)possible guérison, une ciné-radio performance de Caroline Bernard, sur un texte de Caroline Bernard et Valerio, au Théâtre Saint-Gervais du 12 au 21 mai 2022.

Conception : Caroline Bernard

Avec Caroline Bernard, Valerio, Saïd Mezamigni (Comodo), Joell Nicolas (Verveine), Alexandra Nivon et Radu Podar

https://saintgervais.ch/spectacle/at-the-end-you-will-love-me-enquete-sur-limpossible-guerison/

Photos : © Caroline Bernard  / Damien Guichard

[1] Extrait du dossier de presse, comme l’ensemble des citations de cet article.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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