Les réverbères : arts vivants

Escobarderie littéraire

Tous les poètes habitent Valparaiso. C’est le titre d’un spectacle complexe et vertigineux qui raconte l’incroyable supercherie d’un écrivain chilien qui a fait sien un petit livre de poésie écrit par un auteur suisse inconnu et qui devient l’étendard de la chute d’une dictature. La réalisation subtile de Dorian Rossel privilégie avec originalité les mises en abyme entre théâtre, fiction et réalité. Les trois excellents comédiens se jouent des personnages et des époques pour reformer le puzzle d’une histoire qui donne à penser sur les faux en littérature… Et si Martinez n’avait pas écrit ce poème… Et si Régine Desforges s’était fortement inspirée d’Autant en emporte le vent pour sa Bicyclette bleue… Et si Dieu n’avait pas écrit la Bible ?

Et si j’écrivais que j’avais comme projet d’écrire un livre sur un livre dont la publication a changé la face du monde ? Prenons donc au hasard la Bible. Et s’il s’avérait après enquête, que son auteur, un certain Dieu, ne le serait pas vraiment ? Que la Bible aurait en fait été écrite sur un millénaire par beaucoup, beaucoup de monde ? Et qu’elle serait ainsi le résultat d’un long processus d’agrégation de faits réels, de l’assemblage de mythes et légendes, des traditions orales et de fables que le roi Josias (VIIe s. avant JC) aurait demandé de rassembler parce qu’il avait besoin d’un grand récit pour reconquérir une partie du royaume de Jérusalem ?

Or, certain·e·s, aujourd’hui encore, pensent que la Bible a pour auteur Yahvé. Peu importe, finalement, puisque le fond et la forme du propos ont pris beaucoup plus d’importance que le ou les auteurs et/ou plagiaires… Qui se souvient de Josias ? En revanche, le message de la Bible…

Il demeure que mon projet de livre pourrait faire son petit effet. Il y aurait quelques scribes nègres jeunes et méconnus qui écriraient dans des langues mésopotamiennes des récits extraordinaires sans très bien savoir à quoi ils pourraient servir. Et il y aurait, ailleurs dans le monde, peut-être à Valparaíso, un grand escobar qui prendrait à son compte ces écrits pour en faire le texte fondateur de l’identité culturelle d’un peuple en exil…

Mon livre commencerait par une mise en abyme en racontant l’histoire d’un écrivain qui écrit un livre autour de la trajectoire de cette œuvre incommensurable qui, indépendamment de l’histoire de son auteur, « traverse les frontières et les époques pour trouver un écho immense dans l’histoire de femmes et d’hommes inconnus les un·e·s des autres »[1]. L’écrivain de mon livre lit et relit la Bible. Il y cherche son mystère, confusément cela lui donne de la force. La force de quoi ? Il n’en sait rien à ce stade…

En remontant le temps, on verrait alors le quotidien d’un de ces vieux scribes – appelons-le Jean – qui, arrivé au soir de sa vie, se retire dans une grotte de Qumran, dans le désert de Judée. Et du côté de Valparaíso, Jéhovah compile les écrits de Jean dans un texte nommé « Le testament de l’autre », sans que cet autre ne se doute de rien…

L’écrivain de mon livre mettrait aussi en scène un chercheur en théologie de l’université du Michigan – Scott Bloom – qui essaierait aujourd’hui de comprendre les sources de l’œuvre littéraire censée être divine… Il rencontrerait également une dénommée Maria qui semble savoir deux, trois choses sur ce seigneur et sa descendance…

Avouons-le, les rares lecteur·ice·s de mon bouquin auraient certainement dans un premier temps quelque peine à mettre ensemble toutes les pièces a priori disparates de ce puzzle déroutant. Iels pourront toutefois compter sur le tenace Scott qui, peu à peu, remontera à la source du mystère, en 1947, lorsqu’un jeune bédouin parti à la recherche de l’une de ses chèvres dans le désert de Judée, trouva dans une grotte de grandes jarres contenant des rouleaux de cuir, enveloppés dans de la toile de lin. Dans les dix ans suivants, plus de deux cent vingt textes bibliques, rédigés sur parchemin ou papyrus, en majorité écrits en hébreu, mais aussi en araméen et en grec seront alors découverts, identifiés, décryptés et traduits…

Scott interrogerait Maria qui resterait évasive sur l’auteur du Livre des Livres, expliquant que la portée du texte est bien plus importante que son auteur… Notre théologien en herbe traverserait alors l’Atlantique pour aller jusque sur les rivages de la Mer Morte. Là il retrouverait Jean, devenu entre-temps immortel, dans sa grotte de Qumram. Scott lui expliquerait alors comment ses petits récits ont servi les fondations d’une culture, d’une religion… et Jean, d’abord stupéfait puis amusé, aurait bien du mal à croire à cette histoire de Dieu qui s’est servi de ses mots pour leur donner un bien plus grand dessein que celui que notre scribe aurait pu imaginer…

Il aura ainsi fallu attendre deux mille ans pour que la vérité éclate, pour qu’on découvre que les deux testaments, l’ancien et le nouveau, sont en fait l’œuvre de centaines de petites mains anonymes et que la folie religieuse a tenté de s’accaparer les droits d’auteur de ce best-seller… en nous faisant prendre des vessies pour des lanternes, une fois n’est pas coutume. L’écrivain de mon livre pourrait alors décider d’en faire une pièce de théâtre qui raconterait comme a été élucidé un des plus grands plagiats de la littérature…

C’est, toute comparaison assumée, ce même genre d’histoire incroyable que nous raconte le spectacle Tous les poètes habitent Valparaíso construit comme une boule à facettes qui reprend les mêmes ressorts, ingrédients et personnages que mon récit biblique : un chercheur opiniâtre qui enquête, un écrivain inconnu qui se fait plagier ses poèmes, une femme iconique, un secret dévoilé, …

Alors, de rebondissements en mises en abyme, traversant les époques, l’histoire évoque avec humour le génie fabulateur d’un écrivain usurpateur chilien qui ne pouvait signer ses pseudos-œuvres qu’en barrant son nom… Or ce mystificateur a réellement existé. Il se nomme Juan Luis Martinez et revendiquait – avec ironie ? – la nécessité que l’auteur s’efface derrière l’œuvre… N’est-ce pas là d’ailleurs la finalité du poète ? Ainsi, après avoir « emprunté » et traduit les poèmes d’un écrivain suisse éponyme, ces mots libertaires auront un écho important au moment de la chute de Pinochet. Et lorsque notre ménestrel helvète découvrira le pot aux roses, il déclarera : « Apprendre que mes poèmes ont eu une vie autonome, c’est merveilleux… »  Comme s’il se découvrait un frère jumeau à l’autre bout de l’océan qui s’était emparé de ses pensées de jeunesse pour en faire quelque chose de grand. Comment lui en vouloir, au fond.. ?

Au cœur du travail de Dorian Rossel, il y a le projet de mettre en lumière les récits étonnants qui constituent nos constructions identitaires. Comment se définir, se réinventer pour mettre un peu de sens à nos terribles chances d’exister ? On sent dans ce spectacle que nous dansons au bord de l’abîme, que la vie se vit et se raconte comme un « mentir vrai »[2] qui permet de l’embellir pour mieux la supporter.

Sur scène, dans un décor fait de panneaux colorés qui se déplacent et tombent à la manière d’un Tetris dynamique, le trio d’acteur·ice·s démontre une impressionnante palette de jeu, chacun·e endossant sans peine plusieurs rôles pour nous conter des histoires parallèles, des croisements imprévisibles et surtout, surtout, redire encore et toujours qu’on peut entrer en poésie comme on entre en militance car

« faire s’écrouler les systèmes est le seul jeu acceptable
le mouvement est l’unique façon de rester en vie.
Mon amour je le donne à l’homme ou à la femme
qui m’accompagnera dans ce périple incertain
où veillent l’angoisse et la solitude.
Et je ne fermerai pas les yeux ni les baisserai… »

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Tous les poètes habitent Valparaíso, de Carine Corajoud, aux Amis Musiquethéâtre, du 14 au 26 mai 2024

Conception et mise en scène : Dorian Rossel et Delphine Lanza

Avec Fabien Coquil, Karim Kadjar et Alexandra Marcos

Photos : © Delphine Bengoa

2023 / TOUS LES POÈTES HABITENT VALPARAISO (trailer Avignon OFF 2023) from Cie STT on Vimeo.

[1] Citation tirée de la quatrième de couverture du livre du spectacle.

[2] Voir à ce propos toute l’œuvre d’Ernest Hemingway

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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