Les réverbères : arts vivants

Rester À l’affût du vivant

Le nouveau spectacle produit par ParMobile – Cie l’Alakran, imaginé par Juliette Vernerey, nous emmène dans le Grand Nord. Avec À l’affût, elle question notre rapport au vivant, avec toute la complaisance humaine liée. À voir au Théâtre du Loup encore aujourd’hui.

Tout commence avec une contextualisation sur l’écran en fond de scène. Une troupe d’expédition composée de six membres s’est rendue dans le Grand Nord pour y observer la faune locale. Ce spectacle s’inspire de faits réels… et irréels, nous dit-on. Le décor – tout blanc d’ailleurs – est planté : l’humour absurde et décalé, que l’on avait adoré dans Quête, sera encore bien présent dans À l’affût. Mais comme dans Quête, la réflexion est bien présente également, plus profonde qu’on ne pourrait le croire de prime abord. Lorsque la lumière éclaire le plateau, on découvre un homme (Samuel Padolus), marchant dans la neige, ses pas rythmés par le bruit de ses bottes grinçant dans la poudreuse. Il parvient enfin à rejoindre les membres de l’expédition qui vivent là. Et alors qu’ils lui apprennent les règles de base de cet environnement hostile, voilà que l’un des membres (Patric Reves) lui tire malencontreusement une balle dans la tête, le tuant sur le coup. Heureusement, tout cela n’était qu’un rêve, dont la troupe discute rapidement afin d’en interpréter la signification, avant de reprendre ses activités quotidiennes. C’est cette histoire que l’on suivra, autour de la préparation des expéditions d’observations, la vie dans la base, mais aussi la peur de cette bête mythique qui rôde, sans oublier le huis clos qui peut vite devenir aliénant. D’où l’importance de demeurer toujours À l’affût.

Une pièce cyclique

Le schéma des journées que l’on suit – pas forcément successives – est toujours à peu près le même : un·e des membres raconte son rêve, il s’agit de l’interpréter, avant de pratiquer un exercice d’échauffement pour rester toujours en forme. Ceci est particulièrement important quand les conditions météorologiques ne permettent pas de sortir pendant plusieurs jours. S’ensuit alors une réunion d’équipe, que l’un des membres filme pour les réseaux sociaux, et où l’on apprend différents éléments indispensables pour l’expédition : connaissance de la faune locale, tenues de protection face au froid, manière d’observer pour ne pas être entendu… la journée se termine souvent par une discussion entre certains membres de l’équipe au sujet d’un autre, dont l’attitude les inquiète de plus en plus…

La routine qu’iels vivent au quotidien n’est pas sans rappeler le cycle de la vie, qui se répète, dans lequel on se complait. Mais il suffirait que quelque chose, ne serait-ce qu’un élément minime, vienne interférer pour que tout change. C’est sans doute ce que montrent les rêves des différents personnages. Chacun·e y découvre son animal totem et la signification qui y est liée. On peut y voir une forme de prémonition symbolique ou du moins des éléments de réflexion sur soi et son rapport au vivant. Sans oublier la méfiance qui peut s’insinuer petit à petit, à cause des rêves et du huis clos dans lequel iels vivent, le tout n’étant pas favorisé par les conditions extrêmes. Ou une manière de mettre en question la nature humaine, dès qu’elle sort de sa zone de confort.

Questionner le rapport au vivant

« Imaginez cette fable : une espèce fait sécession. Elle déclare que les dix millions d’autres espèces de la Terre, ses parentes, sont de la ‘’nature’’. À savoir : non pas des êtres mais des choses, non pas des acteurs mais le décor, des ressources à portée de main. Une espèce d’un côté, dix millions de l’autre, et pourtant une seule famille, un seul monde. Cette fiction est notre héritage. Sa violence a contribué aux bouleversements écologiques. »

C’est par cette citation de Baptiste Morizot que débute la description du spectacle sur le site du Théâtre du Loup. L’humain, nous dit-on, s’est ainsi volontairement séparé des autres êtres vivants, créant une forme de frontière artificielle. Cet état de fait est remis en question depuis plusieurs années. L’originalité de À l’affût est de l’aborder sous un angle nouveau, dans des conditions bien spécifiques où, une fois n’est pas coutume, l’être humain n’est pas le maître. L’expédition a pour but d’observer, entraînant de fait une notion de respect de la nature, qu’on ne cherche ici pas à abîmer, mais à comprendre. Pour autant, les maladresses sont nombreuses, et le moins bruit peut venir déranger la faune locale qui, elle aussi, doit alors se tenir À l’affût. Le contexte est tellement éloigné de notre réalité quotidienne que l’être humain peine à savoir comment se comporter, et ses failles apparaissent au grand jour.

C’est ici que la dimension humoristique du spectacle prend tout son sens. Les événements et les réflexions ne sont pas présenté·e·s de manière grave, bien au contraire. Sans mentir non plus sur la réalité, À l’affût n’est pas une pièce alarmiste. Le côté décalé, jouant sur l’effet de surprise ou des jeux de mots parfois douteux, permet d’entrer dans la réflexion grâce à des personnages typés, mais toutes et tous très différents les un·e·s des autres, plus ou moins équipé·e·s pour faire face à cette nature qui demeure tout de même hostile. Ainsi, le thème du rapport au vivant n’est pas abordé de manière frontale, sous l’angle de la confrontation, mais bien à travers une forme de questionnement, d’incompréhension, voire d’inadaptation de l’être humain face à cette nature.

La fin, qu’on ne vous dévoilera évidemment pas, vient d’ailleurs montrer que, une fois le quotidien totalement chamboulé et les membres de l’expédition arrivé·e·s au bout de leurs capacités, la nature reprend toujours le dessus. Les paroles se font moins nombreuses, laissant place aux gestes et à une dimension plus métaphorique, voire onirique, qui nous enjoint à plus de respect et surtout à repenser notre rapport au vivant, dont on s’est sans doute trop éloigné avec le temps.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

À l’affût, de Juliette Vernerey et Lionel Aebischer, projet ParMobile – Compagnie L’Alakran, du 21 au 26 mai 2024 au Théâtre du Loup.

Mise en scène : Juliette Vernerey

Avec Jeanne Dailler, Pierre Gervais, Pénélope Guimas, Samuel Padolus, Patric Reves et Juliette Tracewski

https://theatreduloup.ch/spectacle/a-laffut/

Photos : © Guillaume Perret

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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