Forêts en effacement et algues maudites
La préservation de biotopes en péril est interrogée dans le cadre des Journées photographiques de Bienne.
Dans un contexte où l’image se déploie de manière mobile, immersive, multiple et fragmentée, la 27e édition des Journées photographiques de Bienne interroge la normalité, le quotidien, le familier comme contrepoint à la prolifération d’images sensationnalistes colonisant nos existences. Léa Habourdin imagine des instantanés qui s’estompent pour évoquer des zones forestières quasi-disparues tandis qu’Alice Pallot a investigué entre réel et fantastique autour de la prolifération d’algues en Bretagne, fruits de l’agriculture intensive.
Pour Images-forêts, Léa Habourdin explore les recoins des forêts primaires françaises, interrogeant la relation entre notre espèce et des territoires préservés de toute intervention humaine. La photographe nous guide à travers les vestiges de forêts primaires au gré de ses tirages destinés à capturer l’éphémère. « Je me suis d’abord passionnée pour les survivalistes voulant retourner à la nature sauvage. Progressivement, mon observation attentive des forêts s’est affinée. Ce ne sont plus aujourd’hui des forêts primaires, mais elles sont dites naturelles ou à caractère intouché. Ces sites sont protégés et interdits aux balades », relève la photographe en interview.
Nouveaux regards
Possiblement inspirée par l’intuition de Marcel Proust que le voyage véritable consiste à adopter une nouvelle perspective plutôt que de découvrir de nouveaux lieux, la femme d’images se distingue par son approche artistique unique et respectueuse de l’environnement. Ses œuvres ont été exposées lors des Journées photographiques de Bienne, où elle fusionne habilement l’estampe avec la photographie pour accentuer la précarité des écosystèmes face aux changements globaux.
« L’idée est à la fois de montrer, dévoiler, tout en laissant part à l’imaginaire et au récit. Ainsi cette image d’un arbre majestueux est dans l’indigo Persica que l’on voit beaucoup sur nos vêtements », relève la femme d’images. D’où l’impression que la vision musarde entre le négatif et le positif de l’image photographique argentique. « Si le flou peut dominer, les plans successifs de chaque image s’empilent les uns sur les autres comme s’ils étaient dessinés. Cela ouvre par le procédé de la sérigraphie à une façon peu commune de circuler à l’intérieur de l’image. »
Forêts exposées
La Française s’est penchée initialement sur les communautés de survivalistes avant de porter son regard sur ces espaces naturels, désormais protégés et inaccessibles, qui renferment une pureté presque mythique. La photographe utilise des pigments végétaux pour ses tirages, en particulier dans sa méthode de l’anthotypie, qui consiste à utiliser des jus de plantes sensibles à la lumière. Ces substances sont appliquées sur du papier puis exposées au soleil, produisant des images qui changent et se détériorent avec le temps.
Cette technique illustre la fragilité même des paysages qu’elle documente, soulignant à la fois leur beauté fugace et leur vulnérabilité. Elle crée des œuvres peu contrastées qui exigent un regard attentif et patient, comme si l’on découvrait des détails dans une pénombre presque complète. Elle évite une représentation grandiose de la forêt, préférant une approche subtile et humble qui laisse à l’image voilée le soin de s’exprimer. « La présence de bois morts au sol notamment est un indicateur de la bonne santé d’une forêt intouchée. Ces forêts semblent étonnamment en relativement bonne santé. Ceci est dû notamment à la grande variété d’essences d’arbres sur le site. Ce qui a pour effet de protéger ces arbres de certains insectes » avance Léa Habourdin.
Aura mélancolique
L’interaction est au cœur de ses expositions. Dans certaines, elle cache ses œuvres derrière des volets que les visiteurs peuvent ouvrir, une démarche qui, tout en impliquant le spectateur, accélère le processus de dégradation des anthotypes. Ce choix symbolise le conflit entre le désir de découverte et le risque de destruction, un dilemme central dans les débats sur la conservation de la nature.
Au-delà de ses techniques, ce travail est imprégné de réflexions philosophiques sur des thèmes comme la rupture, la réparation et la résilience. Elle intègre des concepts d’éthologie et de botanique, renforçant son expression artistique tout en valorisant le rôle du livre et de l’objet imprimé dans sa démarche créative. L’inconnu qui caractérise son processus de création reflète un dialogue continu avec les éléments, où le résultat final reste incertain. Son travail, à la fois beau et mélancolique, nous rappelle constamment l’urgence de revisiter notre relation avec la nature, offrant une méditation visuelle sur la beauté, la perte et la nécessité de préserver les forêts menacées.
Algues tueuses
Pour Algues Maudites, a Sea of Tears, l’artiste et photographe française Alice Pallot donne une vision fantastique, plasticienne et poétique de l’impact des activités humaines sur l’environnement, en se concentrant sur la prolifération des algues vertes accrochées aux côtes bretonnes, dans les eaux littorales et les fleuves. Ce phénomène incontrôlable, exacerbé par l’agriculture intensive et le réchauffement climatique, pose des défis environnementaux et sanitaires majeurs. Nombre d’emplois locaux dépendant de l’agrochimie et de l’agriculture intensive, « c’est l’omerta régnant autour du sujet abordé qui m’a convaincue que j’étais sur la bonne voie. Il s’agit d’une problématique trop souvent invisibilisée.
À travers son travail au long cours, la photographe articule ses recherches en chapitres narratifs mêlant témoignages, constats, expérimentations et documents scientifiques, esquissant un futur dystopique où l’habitabilité de la Terre est radicalement remise en question. Des algues vertes envahissent donc depuis des années le littoral breton. Elles sont issues du modèle intensif d’élevage et d’agriculture apparus dès les années 60 sur le modèle américain avec la mécanisation, le remembrement et un excès de nitrates dans les eaux. Alors que leurs émanations sont mortelles, les autorités sont longtemps restées muettes, tout en niant l’ampleur du problème. »
Anticipation
Grâce à plusieurs procédés notamment photographiques, elle a réalisé un « documentaire d’anticipation » autour de la toxicité des algues et Les Côtes-d’Armor. « Face à une politique du silence et d’autocensure, j’ai subi plusieurs types d’intimidation. Ainsi les tentatives de m’arracher mon appareil photo lors de mon travail sur les plages. J’ai aussi débuté main dans la main cette réalisation avec des scientifiques qui ont ensuite refusé de poursuivre leur collaboration, lorsque je leur ai confié que mon dessin état notamment de mettre en lumière la toxicité de ces algues, tant ils craignaient de perdre leur travail étant dépendants de lobbies industriels. Ce que je peux parfaitement comprendre », précise Alice Pallot en entretien.
L’esthétisme et le pictorialisme des images frappent comme si la beauté des photographies était indissociable de la menace et de la terreur qu’elles recèlent. « Afin d’alerter, il est souhaitable d’attirer l’œil, dans un premier temps », explique la photographe. À l’ère de l’anthropocène, voici aussi une manière de montrer « une beauté malade ». Cela se traduit par le prisme de la couleur verte souvent présente à l’image.
Baignant dans une lumière sombre, nocturne et crépusculaire de fin d’un monde, proche parfois de la dimension plastique de jeux vidéo, certains instantanés tutoient le conte et l’univers écolo-fantastique, la couleur verte des tirages étant réalisée à partir de déchets. Ainsi des feuilles en plastique vert ou des algues sont littéralement placées devant l’objectif de la photographe comme filtres.
Puissant toxique
Or les algues provoquent des émanations de l’un des gaz toxiques les plus dangereux au monde, l’hydrogène sulfuré (H2S). Incolore, il tue bêtes et humains. C’est par la bande dessinée Algues vertes, l’histoire interdite, devenue thriller environnemental de Pierre Jolivet (Les Algues vertes, 2023) que la jeune femme a pris attache avec son sujet. Cette histoire dessinée « raconte comment les lobbies prennent l’ascendant contraignant les pouvoirs publics à l’inertie. Or je n’ai trouvé que fort peu d’images documentaires types photo reportage ou artistiques sur cette problématique. J’ai ainsi voulu réaliser une investigation selon plusieurs registres narratifs autour de cette problématique invisibilisée », confie encore Alice Pallot au bout du fil.
Son œuvre met en lumière des problématiques souvent ignorées, incitant le public à prendre conscience de la fragilité de la nature et des menaces qui pèsent sur la biodiversité. En intégrant des matériaux récupérés sur le terrain comme filtres pour ses photographies, Alice Pallot adopte une approche artistique innovante pour explorer subtilement les enjeux de la crise environnementale contemporaine. Elle est ainsi partie de l’image d’un marcassin mort tué par le gaz H2S, un tirage d’archives qu’elle a plongé dans un bain d’algues toxiques provoquant sa détérioration et son altération. Soit une manière intéressante de monter la toxicité parfois remise en cause de ce gaz létal invisible, selon la photographe.
Bertrand Tappolet
Infos pratiques :
Journées photographiques de Bienne, jusqu’au 26 mai. Site des photographes : leahabourdin.com et alicepallot.com
Photos : ©Léa Habourdin (forêts) et ©Anne Pallot (algues)