Les réverbères : arts vivants

Et dans 30 ans… Vous ? Le monde ?

La riche programmation du festival de la Bâtie propose un nouveau spectacle original, avec Los años, accueilli à la Comédie pour trois représentations. Une réflexion sur le temps qui passe à travers l’amour, la famille, l’écologie, le théâtre… et l’architecture.

Et si vous pouviez vous voir dans trente ans, ça donnerait quoi ? C’est la bonne idée de l’auteur et metteur en scène argentin Mariano Pensotti qui, en divisant la scène en deux, nous permet de prendre la mesure du quotidien de Manuel : 30 ans à jardin, 60 ans à cour. Deux appartements identiques pour montrer le temps, lesté de quelques désillusions, qui passe : l’emménagement en 2020 dans l’appartement du grand-père (théâtreux idéaliste), l’arrivée du premier enfant (Laura),  les couples qui se cherchent et se croisent, l’engagement et l’exil professionnels fondés tant sur des valeurs que sur le hasard, le changement des normes sociales, la rupture de lien père-fille, les retrouvailles, la quête tenace et laborieuse de continuer à donner sens au quotidien, même quand celui-ci se déglingue…

Seule la tortue de Manuel ne change pas… car elle peut traverser peinarde un siècle, elle. Alors, pendant ces trois décennies, il l’a trimballée avec lui, de Buenos Aires en Allemagne, dans une vie qu’il a confusément traversée… un peu comme beaucoup d’entre nous, non ?  Pourquoi ce choix-là à ce moment-là ? Comment en savoir les conséquences ? À quoi tient la fragilité de nos destins ? Que ferions-nous si nous pouvions voir notre futur ? Changerait-on quelque chose à notre façon de vivre ? Que nous reprocheront nos enfants lorsqu’ils seront adultes ? La tortue, stoïque, semble questionner tout cela avec philosophie. Dans son immobilisme, elle nous invite à une réflexion sur les années écoulées, celles qui transforment les gens, les villes et les rêves.

L’anticipation présentée provoque un dialogue entre aujourd’hui et demain. Quel jugement les terriens de 2050 porteront sur la société actuelle ? L’humour vient à la rescousse du propos que l’on craignait défaitiste. Dans trente ans, les forêts auront envahi les villes, les légumes seront toxiques, les réfugié-e-s (climatiques) seront hollandais-es, on se gavera de viande et on chassera le week-end le cerf nuisible comme aujourd’hui le lièvre dans la garrigue corse… Il y a de quoi reprendre espoir, non ? Ceci d’autant plus que les réseaux sociaux seront ringardisés depuis belle lurette et qu’on sera revenus à l’essentiel qui tient dans la lecture d’un ou deux bons livres, dont celui du grand-père…

De jeune architecte prometteur, Manuel est passé réalisateur de documentaires sur les enfants perdus. Pourquoi ? Encore une fois, revenons à nous et aux carrefours de nos vies qui nous font parfois prendre des chemins de sérendipité. Manuel fait une recherche sur les copies architecturales en Amérique du Sud des immeubles européens détruits lors des guerres mondiales (si, si). C’est intéressant comme un cours d’uni. Heureusement, un jour qu’il est en repérage, il se met, sans très bien savoir pourquoi, à suivre un enfant pauvre d’une dizaine d’années (Raùl) qui vit seul dans la mégapole argentine. Il en fera un documentaire à succès – film qui se construit en direct pendant le spectacle – qui lui donnera un long moment de gloire wahrolien, sans que le bambin, lui, n’en tire aucun bénéfice. Et trente ans plus tard, il tente de retrouver Raùl pour soigner une culpabilité lancinante. En parallèle, il imagine que l’enfant de naguère devenu quadragénaire pourrait être le héros d’un nouveau documentaire… quitte à embellir un peu la réalité… encore une tendance bien humaine, non ?

Si deux acteurs différents jouent Manuel, l’un à 30, l’autre à 60 ans, c’est une seule et même actrice qui interprète Laura, la fille de celui-ci en 2050, et le rôle de sa mère, la femme de Manuel, en 2020. Par un subtil jeu de narration, elle ouvre ainsi une brèche temporelle entre les deux époques, tantôt narratrice, tantôt actrice. C’est original, fluide et efficace bien qu’un peu bavard. La pièce se jouant en espagnol, le sous-titrage complique aussi un peu la lecture de l’ensemble. Ces écueils franchis, le propos demeure captivant car l’engagement social mâtiné d’une inévitable mélancolie peut résonner en chaque spectateur·trice.

L’histoire, tels les méandres de nos vies, prend des détours insoupçonnés et insoupçonnables. On passe des licornes au rêve de recréer le théâtre du grand-père, on fait la cuisine, joue de la guitare et au ping-pong, prend des photos, déballe des cartons… On passe des petites trahisons de jeunesse à la laborieuse réconciliation entre un père et sa fille, on se risque au couple sur la durée, on aborde le phénomène social des orphelins, la République des enfants… Il y a même une résonance avec le théâtre de l’opprimé d’Agusto Boal[1]… La vie quoi, et nous avec.

Et à la fin, que penser ? Un certain sentiment de relativité par rapport au sens de cette « terrible chance d’exister »  et à toutes ces années passées à parler, travailler… et si peu à chanter, danser… On apprend dans le spectacle que ce sont les Égyptiens qui sont parmi les premiers à avoir mesuré le temps. Certains Marocains diraient : « Ne sommes-nous pas en train de perdre notre vie en cherchant à la gagner ? » ou d’autres Algériens encore : « La vie est courte, ce sont les journées qui sont longues »[2]… Oui, le spectacle donne à réfléchir. Il exacerbe la ritournelle des fausses priorités et est à charge contre nos quotidiens saturés de faire qui nous dépistent par rapport à l’importance de l’essentiel : l’enfant qui grandit, la présence aux trois proches et demi qui comptent… Alors on se dit qu’on ferait peut-être bien d’apprivoiser aussi une tortue (vous vous souvenez de Caroline, dans Boule et Bill ?) et de s’inspirer d’elle pour los años qu’il reste…

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Los años, de Mariano Pensotti, du 8 au 10 septembre à la Comédie de Genève, dans le cadre de La Bâtie – Festival de Genève.

Texte et mise en scène : Mariano Pensotti

Avec Mara Bestelli, Paco Gorriz, Julian Keck, Barbara Masso, Marcelo Subiotto
Et avec Guillermina Etkin (musicienne)

Photos : © Isabel Machado Ríos

[1] Le théâtre de l’opprimé permet de mettre en scène des situations de vie et de chercher tous ensemble à les améliorer. On peut ainsi imaginer comment à partir de 2020 Manuel aurait pu être différent en 2050…

[2] Akli Tadjer est un écrivain contemporain franco-algérien à qui l’on doit cette citation.

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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