Les réverbères : arts vivants

Faire d’un lamantin une sirène

Quel bonheur de voir François Morel et sa clique sur scène pour nous conter, entre chansons et humour, la vie imaginaire d’Yves-Marie Le Guilvinec, poète et marin breton de la fin du XIXe. Un spectacle musical qui parle de celles et ceux qui aiment la mer autant qu’ils la redoutent. Tous les marins sont des chanteurs a eu la très bonne idée de faire escale le vendredi 10 novembre à l’espace Vélodrome de Plan-les-Ouates. Un grand bol d’air poétique et drôle.

La mer et le théâtre voient passer des gens depuis la nuit des temps. Des humains de toutes les époques qui ont peu de choses en commun si ce n’est le besoin d’histoires, d’alizés, de poésie, de musique et de rire. Le spectacle Tous les marins sont des chanteurs contient avec bonheur chacun de ces ingrédients.

Une bonne histoire d’abord. Racontée par un drôle de conférencier bidon, auteur d’une thèse équivoque sur la vie et l’œuvre d’un non moins improbable marin breton, Yves-Marie Le Guilvinec, qui aurait disparu en mer en 1900. Romain Lemire est excellent dans ce rôle de présentateur pseudo-intello au costume corseté qui lui donne un petit air coincé qu’il compense avec un débit de cocaïnomane. On embarque.

La légende de Le Guilvinec est universelle dans sa singularité : un petit village de bord d’océan, une immense fratrie trop vite décimée par la rudesse de la vie d’alors, une mère-univers et lui, l’Yves-Marie, le petit dernier qui, entre deux pêches, de morues en calvas, va se découvrir une veine artistique. Il écrira des chansons, il les chantera, il disparaitra en mer et François Morel (avec son complice Gérard Mordillat) en fera un spectacle un siècle plus tard. Nous y voilà. Hissez ho.

La poésie, ensuite. Simple, joyeuse, populaire, gourmande. Un hymne à l’ivresse de l’air salé, à la liberté et aux excès. Qui parle de femmes, de mères et d’amers. De tafia, de vin rouge et d’amour pur.

Cela semble si réel que ça fait penser à ce que disait Ernest Hemingway – un autre artiste amoureux de la mer – de son fameux « mentir vrai » : « Moi, je pense que le degré de fidélité à la vérité doit être si élevé que ce qu’un auteur invente à partir de ce qu’il connaît doit former un récit plus vrai que ne le serait les faits exacts[1] ». Alors savoir si Le Guilvinec a réellement existé n’est peut-être pas le plus important puisque son histoire et sa poésie nous touchent vraiment, elles[2]. Au fond, cette sirène n’était-elle pas un lamantin…? François[3], ressers-nous un vers…

La musique, aussi. Dans l’équipage cocasse et talentueux qui accompagne le capitaine Morel, il y a au premier rang l’incroyable touche à tout Antoine Salher. Avec une bonhommie déconcertante, il est capable de jouer en même temps du piano et de la trompette quand il ne pousse pas la chansonnette après quelques gracieux étirements de danse suédoise une fois son accordéon posé. Le matelot-violoncelliste Amos Mâh n’est pas en reste avec sa barbe à la Haddock et ses guitares magiques tout comme la charmante et espiègle Muriel Gastebois qui rythme à bon escient la traversée avec sa batterie. Avec eux, on a le vent en poupe, c’est sûr.

Ce trio plein de fantaisie ambiance à merveille les textes chantés par le vieux loup de mer qu’est François Morel. Des chansons écrites de sa main qui sentent bon ce coin de pays breton, les pêches jusqu’aux grands bancs de Terre-Neuve, l’amour pour Lulu et la fraternité autour des outres à tafia. Mais pas seulement. A côté des chansons loufoques, légères, marrantes il y en a d’autres, nostalgiques voire sérieuses. Comme celle sur les noyés en Méditerranée. Les anachronismes ne manquant pas, on se dit qu’il y a certainement anguille sous roche. Mais au fond, on s’en fout, préférant se laisser entraîner dans les suaves souffles de la voix de cet extraordinaire couteau suisse artistique qu’est l’ancien directeur de fromagerie[4] reconverti en marin-chanteur. Et, grâce aux mots du parolier, l’horizon de nos vies s’élargit.

Le rire, enfin. Si Coluche et Devos avait eu un enfant, il l’aurait appelé Morel. Quand le goëland se gratte le gland, c’est signe de mauvais temps. Quand il se gratte le cul, y f’ra pas beau non plus. L’humoriste est un maître qui surfe sur les vagues de l’absurde, se love dans les creux de la mélancolie avant de retrouver l’écume d’un ixième délire hilarant. C’est frais, maîtrisé, abouti et ça donne la patate. Sa prestation en mère de Le Guilvinec nécessiterait presque l’installation d’un lieu d’aisance personnalisé devant chaque fauteuil tant la scène nous fait pisser de rire. Mais retenons-nous car, c’est bien connu dans le monde des marins, qui urine face au vent se rince les dents.

Alors, quand on finit par arriver au port, accueilli par la chorale de Plan-les-Ouates[5], on ne peut qu’être reconnaissant de ce que ces flibustiers décomplexés nous ont fait vivre dans ce voyage océanico-musico-poético-rigolo. Le coaltar de notre quotidien s’est éclairci et on n’a qu’une envie : remettre les voiles vers ces contrées décalées qui nous font du bien sans (trop) nous prendre pour des cons. Tonnerre de Brest.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Tous les marins sont des chanteurs, à l’Espace Vélodrome de Plan-les-Ouates le vendredi 10 novembre 2023.

Avec François Morel, Romain Lemire, Antoine Sahler, Amos Mâh et Muriel Gastebois

Photos : © Manuelle Toussaint

[1] Citation tirée du livre d’Albéric D’Hardivilliers Ernest Hemingway, vivre, écrire, tout est là, ed. Transboréal, 2009

[2] https://www.lavie.fr/ma-vie/culture/avec-tous-les-marins-sont-des-chanteurs-francois-morel-nous-mene-joyeusement-en-bateau-82634.php

[3] Morel

[4] Voir la cultissime série des Deschiens

[5] A chaque représentation, une chorale locale est invitée sur scène en fin de spectacle.

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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