Suites et variations : deux textes
Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !
La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !
Aujourd’hui, c’est Lucile Senglet qui prend la plume. Elle propose deux textes : une suite d’un incipit et une série de variations à partir d’une phrase donnée. Bonne lecture !
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Voyage en anesthésie
Il y a longtemps, bien longtemps que je voulais aller dans cette ville. C’est une grande ville pleine d’animations, plusieurs milliers d’hommes l’habitent, n’importe quel étranger y est admis. M’en aller vers l’anonymat, anesthésier le peu de conscience qu’il me reste avec une dose de stimulation sensorielle indécente. Perspective tellement salutaire que je n’ose même pas en rêver.
Je crois que je suis arrivée à un stade où je dois simplement m’échapper. Me noyer dans un nuage de pollution épais et dégueulasse me parait être un sort enviable. Si c’était la solution pour tout quitter, je m’enfermerai dans une boucle temporelle interminable d’une conférence sur la puberté des fourmis. Si vous saviez à quel point je déteste les insectes.
A la place je reste, le fais corps avec tout ce qui me donne envie de mettre la tête dans une tondeuse à gazon en marche et voir ma cervelle harmonieusement étalée sur des petites marguerites.
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Listes de trucs
Une demi-lune, une feuille d’érable, deux fusées. Une chapka, un gin-tonic, du papier peint. Une bavette pour bébé, la toussaint, une sucette à la fraise. Un frigo, un roman excellent qui te prends aux tripes, un velux. Un flocon, une étoile de mer, le rayon yaourt. Le petit détail dans le coin d’un tableau, d’une affiche qui fait que tu sais pas pourquoi, mais tout d’un coup c’est plus que juste une toile, un bout de papier plastifié. Un briquet avec un motif kitsch dessus. Un ticket de loto perdant. Un jeu de société qui te rappelle quand t’avais huit ans. Des pelures de mandarine. Les sièges en velours rouge du cinéma. Ton pull le plus confortable. La fin d’un truc.
Tu penses à quoi ?
Une demi-lune, une feuille d’érable, deux fusées. On dirait le début d’une jolie histoire, ou alors d’un poème. Je vous l’accorde, la demi-lune c’est un peu cliché. C’est vrai que c’est un peu vu et revu. L’équivalent poétique d’un roman de gare peut être.
Par contre la feuille d’érable, c’est déjà un peu moins attendu, même si je vous l’accorde, la nature, ça fait quand même des siècles qu’on en parle en poésie. Change de disque Chateaubrillant.
La fusée, elle par contre elle fait de l’effet. Déjà elles sont deux. Deux fois plus d’effet, logiquement. En plus, elles arrivent après ces deux éléments un peu moyens, un peu fadasses. Clairement, elles sont là pour relever l’énumération, lui donner de l’intérêt, la sortir de l’ordinaire. Dommage que je ne l’aie pas continuée, cette liste, elle aurait pu être drôlement chouette.
Une demi-lune, une feuille d’érable, deux fusées. Quelques escargots aussi. Le tout dans une atmosphère fraîche évidemment. Des petites gouttelettes sur les brins d’herbe, qui rendent l’air humide et qui donnent froid aux fesses quand on s’assois parterre.
Les deux fusées bien sûr c’est métaphorique. C’est poétique de parler de fusées. C’est grandiose les fusées, ça quitte la terre, ça explose. C’est pour ça, vous voyez, que dans mon histoire, j’ai mis deux fusées. Sans elles, elle est un peu morne mon histoire. C’est vrai quoi, la demi-lune, elle n’éclaire pas franchement beaucoup, il ne fait pas très chaud non plus. Quant aux escargots, ce n’est pas comme si c’était les êtres les plus vivants qu’il existe.
Par contre les fusées, elles, elles en jettent. Elles éclairent, elles chauffent, elles vivent les fusées. Et pas qu’un peu. Vous comprenez maintenant, les fusées elles sont symboliques. Des phares dans la nuit. Il y en a deux, une c’est toi, et une c’est moi.
Lucile Senglet
Photo : © Tatiana Fet
Très beau texte ! J’espère que les deux fusées, un jour, décolleront bien haut et feront des étincelles.