Faire face au Chaos intérieur et à celui du monde
En résidence au Théâtre Pitoeff, la Cie Uranus fait découvrir au public une part de la violence du monde et des traumatismes qu’elle engendre. Dans Chaos, les mots de Valentine Sergo et les histoires de femmes qui ont vécu l’enfer résonnent, dans un contraste entre humour surprenant et violence extrême. Une pépite à voir jusqu’au 24 octobre.
« Ma petite merveille, écoute-moi bien. Je pars. Je n’ai plus le choix. Mais je ne t’abandonne pas. Où que je sois sur cette terre, je veillerai sur toi. Et dès que je pourrai. Je viendrai te chercher. Tu n’es pas une enfant née de l’amour. Pardonne-moi. » C’est par ces mots adressés par Hayat (Nasma Moutaouakil) à sa fille Nour et ô combien puissants, que débute Chaos. On entre immédiatement dans le vif du sujet : ce spectacle ne nous épargnera rien. Chaos est né de plusieurs témoignages de femmes, recueillis par Valentine Sergo, et qu’elle a compilés en un personnage, Hayat, une jeune femme du Moyen-Orient contrainte de fuir son pays juste après son accouchement. Ce n’est ni le premier, ni le dernier de ses traumatismes. À travers plusieurs temporalités qui se mélangent, nous découvrons son parcours, de son enfance aux côtés d’un père violent, à son adolescence dans les rues, en passant par ses liens avec des fanatiques, jusqu’à son arrivée en France, où elle tente de s’en sortir tant bien que mal.
Des traumatismes à l’espoir
La liste des traumatismes de Hayat semble interminable : des attouchements durant son enfance, l’obligation de laisser sa fille pour partir lui, de sombres liens avec une association de fanatiques, un soldat à deux doigts de lui tirer dessus, la fuite vers la France et ses difficultés administratives, et j’en passe. Pourtant, Hayat ne baisse jamais les bras. L’espoir. C’est sans doute l’un des mots-clés de Chaos. Après avoir vécu les pires horreurs, avoir frôlé la mort à plusieurs reprises, la jeune femme continue de montrer un visage souriant, de s’inquiéter pour les autres, à commencer par sa fille et les patients de l’EHPAD dans lequel elle fait le ménage. Car si Chaos dévoile la violence la plus extrême dans ce monde, la plume de Valentine Sergo laisse aussi une grande place à la résilience. Ainsi pendant les 2h30 que durent le spectacle – on ne les voit pas passer ! – on fait la connaissance de plus de vingt-cinq personnes qui ont croisé la route de Hayat. Toutes ces rencontres sont portées par Anne-Shlomit Deonna, Wissam Arbache et Bastien Blanchard, qui changent de costumes à vue, et jonglent entre des personnages de différents âges et origines, aux voix et aux personnalités toute différentes. On plonge ainsi en immersion dans l’univers de Hayat, dans ses souvenirs, en ayant véritablement le sentiment de voir des protagonistes tous différents. On nous avait vanté les qualités de la troupe, on ne nous avait pas menti !
Une mise en scène au service du texte
Si le texte résonne aussi bien, c’est avant tout grâce à la qualité de la mise en scène de Valentine Sergo et de sa troupe. La scénographie est simplissime : trois panneaux de tulle montés sur roulettes, une table figurant l’intérieur de la maison d’enfance de Hayat, un chariot de ménage, et des portants en fond de scène, sur lesquels figurent tous les éléments de costume. Aux specateur·trice·s de faire travailler leur imagination pour se figurer les différents espaces. Les lumières sont ici d’un grand secours, en donnant une ambiance plus ou moins chaleureuse, qui rappelle aussi les couleurs des lieux, favorisant la création mentale. Le fait de forcer le public à imaginer autant permet aussi de créer l’empathie. Ainsi, même s’ils nous sont montrés et racontés, on ne peut pas ressentir fidèlement les traumatismes vécus par Hayat – et les femmes dont son rôle s’inspire – et on ne peut bien sûr que se les figurer et tenter de se mettre à sa place. D’où l’importance de ne pas donner toutes les clés de compréhension…
Mais ne vous y trompez pas, on rit aussi beaucoup en assistant à Chaos : on adore les querelles entre messieurs Rolk et Stern, les résidents de l’EHPAD, dont l’un est un résistant communiste affirmé, tandis que l’autre est allemand, avec tous les fantasmes que cela véhicule… et quand Janine Galland, qui perd un peu la tête, débarque, cela donne un sacré trio ! On citera aussi son fils Franck, qui drague Hayat de manière très maladroite, mais touchante et bienveillante, ou encore le serveur de leur dîner, qui accompagne tous ses mouvements de jolis pas de danse ! Ces effets comiques contrastes avec la violence extrême de certains moments, qu’on vous laisse imaginer… Et puis, il y a aussi ces moments de bienveillance qui nous émeuvent. Car quand on parle d’espoir, il n’est pas seulement pour Hayat, mais pour l’humanité toute entière. Franck d’abord, qui fait tout pour aider Hayat et ne pas la brusquer, Samy ensuite, avec qui Hayat danse pour un spectacle et qui fera – presque – toujours preuve d’une extrême gentillesse. Il y a aussi la mère de Hayat qui, sous ses aires de femme aigrie, cache en réalité un lourd passé, qu’on a hâte de découvrir dans un autre opus de la trilogie dont fait partie Chaos. L’espoir est aussi incarné par Nour, dont l’enfance a été marquée par l’absence de sa mère, mais qui finit par suivre des études de médecine, apprend-t-on. On a hâte d’en savoir plus dans le dernier épisode de la saga.
Valentine Sergo nous confiait à l’interview ne pas vouloir d’un spectacle plombant, malgré la thématique délicate de celui-ci. Pari totalement réussi ! On ressort de Chaos avec un mélange de sentiments et de réflexions. On a ri, on a pleuré, on a été touché au plus profond de notre être, mais une chose est certaine : on n’est pas plombé. Les mots « espoir » et « résilience » résonnent en nous à la sortie et on n’a qu’une envie : en découvrir plus sur l’histoire de la mère et de la fille de Hayat, et de la voir, ainsi que toutes les femmes qu’elle incarne, s’en sortir. Chaos, c’est un véritable coup de cœur. C’est pour des spectacles comme celui-ci qu’on aime tant le théâtre, car c’est le seul endroit capable de provoquer tant d’émotions, en direct, et sans aucun filtre. Merci, sincèrement, pour ce magnifique moment.
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Chaos, de Valentine Sergo, du 5 au 24 octobre 2021 au Théâtre Pitoeff
Mise en scène : Valentine Sergo
Avec Nasma Moutaouakil, Anne-Shlomit Deonna, Wissam Arbache et Bastien Blanchard
https://www.cieuranus.ch/chaos.html
Photos : © Isabelle Meister