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Fantasy japonisante : un regard sur Le Jeu de la trame

Parmi mes lectures récentes figure une suite de quatre romans français, qui prend le Japon comme cadre référentiel de son imaginaire – mais un Japon fantasmé, relu, passé au crible des désirs et des besoins de l’écriture.

Il s’agit de la série fantasy Le Jeu de la trame, publiée entre 1986 et 1988 chez Fleuve Noir par Sylviane Corgiat et Bruno Lecigne. En 2017, elle est rééditée chez Mnémos dans une version intégrale revue, corrigée et augmentée. Mais avant de plonger dans le texte, petit détour historico-critique.

Japon, réservoir d’imaginaire

Des frères Goncourt férus de japonisme au XIXe siècle à L’Empire des signes de Roland Barthes (1970), des Lumières de Voltaire au recueil Airs du poète vaudois Philippe Jaccottet (1961-1964), en passant par des romans contemporains comme Éroshima (Dany Laferrière, 1987) ou L’Élégance du hérisson (Muriel Barbery, 2006)  : le Japon constitue depuis longtemps un réservoir d’imaginaire pour les auteurs et autrices francophones – « la source d’innombrables projections imaginaires », comme l’écrit Michaël Ferrier en ouverture de l’ouvrage collectif La Tentation de la France, la tentation du Japon. Regards croisés (2003).

Pour Ferrier, il s’agit d’examiner « de[s] mécanismes de pensée, de[s] modes de fonctionnement », de comprendre « comment une culture particulière [en l’occurrence, la France], à un moment donné, a raconté des histoires et s’est raconté des histoires à propos du Japon » (p. 34). Le chercheur traverse trois siècles de fascination française pour le Japon – en vrac : L’Esprit des lois (Montesquieu, 1748), Stupeur et Tremblements (Amélie Nothomb, 1999), Dictionnaire des idées reçues (Flaubert, 1913), Madame Chrysanthème (Pierre Loti, 1887), Chronique japonais (Nicolas Bouvier, 1989)… et j’en passe. Il insiste en particulier sur deux manières complémentaires de percevoir le Japon : l’esthétisme (symbolisé par la geisha) et la cruauté (représentée par le samouraï) (p. 42). J’y reviendrai. Ferrier ne dit rien, en revanche, sur la place occupée par le Japon dans les genres littéraires que l’on rattache communément à l’imaginaire. Est-ce à dire que le Japon n’a jamais inspiré la fantasy ? Que nenni !

Un héros, une quête

Fils du seigneur du Roseau, au cœur du pays des Mille nuages, Keido est un jeune homme qui porte un lourd secret. Est-ce son amour incestueux pour sa sœur, la belle Kirike, qui a poussé la jeune fille vers la mort ? Pour la ressusciter, Keido s’embarque dans un périlleux périple : le voici à courir après une légende – celle du Jeu de la Trame, dont les trente-neuf cartes seraient capables de vaincre la mort… pour peu qu’on les réunisse. Peu à peu, Keido met la main sur ces cartes, apprend leurs fabuleux pouvoirs : chacune, en effet, est empreinte d’une magie particulière, capable de détruire ou de préserver la personne qui les emploie. De guerres en bateaux pirates, de cités sordides en sectes mystérieuses, le héros finit par atteindre les confins du monde, jusqu’à franchir la Muraille de Pierre, cette immense frontière qui protège les royaumes civilisés des Terres de Cendres. Retrouvera-t-il Kirike… ou découvrira-t-il une vérité plus dérangeante encore ?

Le Jeu de la trame nous plonge dans un univers fantasy assez classique : une quête parsemée d’épreuves qualifiantes, de lieux très différents mais facilement identifiables (villages reculés, cité-citadelle, fleuve infesté de pirates, etc.), avec un artefact magique qu’il faut retrouver et apprendre à contrôler… le tout sur un fond japonisant médiéval, suggéré principalement par les patronymes et toponymes, mais aussi par les descriptions (lieux, objets, vêtements, armes, coutumes, etc.).

La place de l’écrit

« Entré tout jeune au service du grand-père du seigneur actuel, le Maître Calligraphe était le doyen de ma maison du clan Hirogawa. Certains prétendaient qu’il avait cent ans, d’autres plutôt cent-dix ans. Il avait passé la plus grande partie de sa vie dans cette salle retranchée au fond du temple du Camélia, parmi les vieux livres, le pinceau à la main, penché sur son pupitre. » (p. 79)

L’originalité principale de cet ancrage japonais est la place que les quatre romans confèrent à l’acte d’écriture. Nombreuses sont les scènes qui présentent par exemple des personnages en train d’écrire – comme dans une mise en abyme du texte lui-même. Le Jeu de la Trame, de son côté, est présent dans le récit en tant qu’ensemble de cartes magiques… mais il se trouve également décrit en annexes des romans, dans une des séries de textes divers (archives, chroniques, modes d’emploi, journaux intimes, etc.) qui prennent la valeur de sources visant à construire un cadre référentiel stable au récit.

En lien avec ce souci de l’écrit, il faut surtout signaler la présence de très nombreux haïkus, qui parsèment l’histoire et assurent la transition entre les différents tomes. Les courts poèmes introduisent ainsi l’histoire, sans qu’un lien précis entre eux et la diégèse n’apparaisse (rien n’est explicité). Ainci, en ouverture de la première partie, avec ces vers attribués à l’auteur fictif Takahama Sôseki[1] :

Automne : les feuilles chutent sur le sol                                Le ciel éternue
La pluie dans les flaques                                                       Les hérons s’envolent
Le vieillard dans la tombe (p. 23)                                         Le paysan se mouche (p. 23)

L’usage des haïkus apparaît également en annexe des romans, dans un appendice nommé « Index trente-neuf cartes du Jeu de la trame ». Chaque carte y est présentée par un poème différent – par exemple, la carte n°3, L’Assassin, qui « transforme n’importe quoi en instrument de mort » (p. 159) :

La rosée, la brise.
Poisons, flammes ou dagues
Tout ce qui est tue (p. 159)

Faire date… ou être daté ?

Si Le Jeu de la trame est un ouvrage qui se lit avec plaisir, il n’est pas exempt de défauts – le principal étant, à mon sens, le caractère assez figé de son personnage principal. Dépeint comme le héros d’une quête dont on sait d’abord peu de choses, Keido est présenté comme plutôt antipathique : au fil des pages, il apparaît comme un homme porté uniquement par des motivations égoïstes – son amour irraisonné pour sa sœur morte, sans que l’on ne sache jamais vraiment si cet amour était réel, rêvé, partagé, imposé. Sans être campé franchement comme un antihéros (ce qui aurait pu se révéler intéressant), Keido est un protagoniste qui évolue très peu malgré les situations qu’il traverse, ce qui lasse rapidement. Comme beaucoup de héros de fantasy, il est tourné vers l’action, souvent violente (les combats sont nombreux) : il incarne ainsi le versant cruauté du Japon que décrit Ferrier en évoquant l’image du samouraï.

À cela s’ajoute une tendance assez pénible chez lui à la larmoyance et l’auto-apitoiement, qui se traduit par un besoin irrépressible d’être rassuré – notamment de manière sexuelle et par des femmes qui ressemblent très souvent à sa bien-aimée Kirike (comme c’est étonnant…). Les multiples amantes de passage deviennent ainsi des objets, avatars vides de l’amour perdu et interdit, sur lesquels le texte glisse avec un luxe de détails érotico-clichés qui finissent par agacer. Il va sans dire que ni la très jeune Miyo, ni la compagne de voyage Naike, ni Naoyame l’aveugle (dont « l’absence de regard donnait l’impression qu’elle voulait faire l’amour avec indifférence, ou détachement », ce qui excite évidemment le héros (p. 47)), ni la jeune épouse de Keido (qu’il viole lors de sa nuit de noces et décapite ensuite, dépité de ne pas retrouver en elle Kirike) ne feront long feu dans l’intrigue :

« Miyo prit le visage de Keido entre ses deux mains et l’approcha de sa bouche. Keido la poussa doucement en arrière, la contraignant à s’allonger sur la natte. […] Elle avait des allures de sauvageonne inexperte et timorée. Keido s’allongea sur elle, pesant de tout son poids sur son corps souple et chaud. […] L’idée qu’elle fût inexperte l’excitait encore plus. » (p. 364)

Une lecture charitable verrait dans la présence récurrente de ces femmes un motif emprunté, peut-être, au roman de chevalerie arthurien : les amantes de Keido ont la même fonction que les demoiselles qui errent dans les forêts médiévales. Elles aiguillent simplement le héros, chevalier ou fils de seigneur, vers une autre étape de sa quête tout en lui accordant conseils et, parfois, douceur féminine et repos du guerrier. Elles n’ont d’autre rôle que de faire avancer l’histoire, ce qui réduit pas mal leur champ d’action en tant que personnages… Il faut aussi se souvenir que Le Jeu de la trame est une réédition d’un cycle publié à la fin des années 1980 : il porte donc en son sein toutes les composantes d’un genre littéraire qui n’a cessé et ne cesse d’évoluer. En ce sens, il est le reflet de l’époque où il a été édité et n’est certes pas la seule œuvre à conférer au point de vue et au fantasme masculin une place prédominante, en considérant les personnages féminins comme l’objet de la quête ou le moyen d’y parvenir.

Il n’empêche : malgré l’intérêt évident de cette réédition d’un point de vue historique et formel, ces invariants descriptifs et scénaristiques, clichés parmi les clichés qu’on rebat comme les cartes d’un vieux jeu, m’ont souvent lassée – jusqu’à parfois contaminer l’envie de découvrir la suite de la quête. Je ne demande pas une œuvre féministe, mais peut-être une évolution progressive du comportement de Keido ou une tentative de contextualisation narrative plus poussée. La série aurait mérité une construction d’univers plus claire concernant le rôle donné aux femmes dans la société qui y est décrite : leur soumission, au sein de cette civilisation imaginaire, n’est en soi pas problématique – ce n’est, après tout, qu’une construction fictionnelle. Cependant, ce parti-pris de la « femme-objet soumise » aurait mérité, pour avoir un réel intérêt formel et diégétique, d’être travaillé finement afin de s’insérer de manière cohérente dans l’univers fictionnel. À ce prix, il aurait été possible de lire autre chose, dans les scènes de sexe récurrentes, que la projection des fantasmes de celui ou celle qui écrit… Du sexe, oui – mais de manière construite et logique dans l’économie romanesque !

Un final en demi-teinte

Il serait faux, néanmoins, de suggérer que le personnage de Keido ne connaît pas d’évolution, ou que l’ensemble de la saga conserve la même tonalité. Ce qui surprend, dans Le Jeu de la trame, c’est véritablement sa clôture – car c’est dans les dernières dizaines de pages que la véritable quête du protagoniste se révèle. Keido apparaît alors comme un être bien plus complexe qu’il n’y paraissait et l’histoire, sans vendre la mèche, se retourne sur elle-même pour suggérer que dès le départ, la recherche de l’amour perdu n’était pas l’unique but de la quête. De quoi rattraper les longueurs et stéréotypes antérieurs – un peu tard, malheureusement.

Je ne peux, finalement, que vous inciter à découvrir cette œuvre dépaysante et foisonnantes, pour plonger dans un Japon rêvé qui saura vous surprendre…

Magali Bossi

Référence :

Sylviane Corgiat et Bruno Lecigne, Le Jeu de la trame, Saint-Laurent d’Oingt, éditions Mnémos, 2017, 613p.

Comporte les tomes suivants (indiqués ici dans leur édition originale) :

Le Rêve et l’assassin, Fleuve noir, 1986.

L’Araignée, Fleuve noir, 1987.

Le Souffle de cristal, Fleuve noir, 1987.

Le Masque d’écailles, Fleuve noir, 1988.

Photo : © Magali Bossi

[1] Contraction probable entre les patronymes de deux auteurs japonais avérés : le romancier Natsume Sôseki (1867-1916) et le poète Kyoshi Takahama (1874-1959).

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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