Les réverbères : arts vivants

Fin de théâtre

Jusqu’au 12 août, saluée par la critique et coup de cœur du festival off d’Avignon 2022, la pièce dystopique de Samuel Beckett Fin de partie se jouait à l’Orangerie avec une distribution de haut vol.  Ce n’est rien de moins que la chute absurde de l’humanité vers un monde post-apocalyptique qui nous est contée.

D’emblée, nous voici plongé·e·s dans l’antithéatre beckettien : pas d’intrigue, que des situations cycliques répétées, un temps figé, des personnages sans histoire, un langage décousu. Le lieu est indéfini, le décor gris. C’est la fin de quelque chose mais quelque chose qui n’en finit plus. Plus de deux heures de spectacle litanique. Une déchéance qui dit l’absurdité d’une condition humaine exsangue de tout ce qui peut faire son sens. Mutilés par la vie, la routine et l’ennui, les personnages sont dans un au-delà du quotidien, un lieu d’attente où rien ne change. Et ce perpétuel recommencement de ce rien est profondément déprimant. On semble vouloir nous alerter sur l’aliénation de nos existences et nos bien minces espoirs d’y comprendre quelque chose. Solitude, tristesse, maladie, méchanceté, violence et mort sont au menu de ce tunnel calviniste. Beckett, en tant que maître du théâtre de l’âme, y exhibe la complexité absurde des individualités mortifères incapables de découvrir un sens au mystère de nos risibles trajectoires humaines. C’est le tableau d’une décomposition tragique. Les personnages sont des morts-vivants qui errent dans un purgatoire crépusculaire où même la mort ne semble pas être une délivrance. Dans ce lieu de nulle part qui s’apparente à une prison, la claustrophobie guette jusqu’à jeter les humains dans des poubelles anxiogènes.

Car ce huis-clos catastrophique est encore peuplé de quelques fantômes incarnant un reste d’humanité. Il y a d’abord Clov, pantomime somnambule qui nous entraîne dans le cauchemar de ses rituels quotidiens entre deux rires saccadés et macabres : monter et descendre l’escabeau, tirer les rideaux des deux petites fenêtres, enlever le linge tâché de sang sur la tête du cruel Hamm. C’est le début, comme le lever du rideau de théâtre. Or, Clov annonce d’emblée que c’est fini. Le dit-Hamm, son étrange compère paralysé et aveugle abonde dans le même non-sens en montrant que sa misère est intolérable. Il se sert de Clov comme d’un souffre-douleur pour fuir l’inévitable naufrage. Même Dieu – ce salaud – a abandonné le navire en perdition de cet équipage misérable. Ridicule roi sans royaume, Hamm est un tyran égoïste, sadique, faible et puéril qui réduit Clov à l’esclavage. Il fait aussi vivre un enfer à ses parents, ensablés dans des poubelles. Il considère Clov comme son chien parfait, compliant et docile. Celui-ci dit vouloir quitter ce despote qu’il hait, mais pour aller où ? Le dehors est néant, lui aussi. Nulle issue. Reste les automatismes figés de la relation, la codépendance mortifère qui figent pour le compte tout sursaut d’émancipation.

Les parents de Hamm – Nagg et Hell – sont des culs-de-jatte qui incarnent un passé amnésique. Ils ne servent à rien, exceptés à ce que leur fils puisse avoir une cour à qui vomir sa bile existentielle. Il n’y a pas d’amour. Que des tourments et de la répudiation. Mais la souffrance et le désespoir les rendent inséparables. Ces quatre personnages semblent être les derniers survivants d’un monde qui a perdu son âme. À nouveau on ne sait rien de la calamité qui a réduit la terre et la mer à des déserts froids. On suppose que Hamm y est pour quelque chose, qu’il a participé à une catastrophe dans laquelle la mort a eu le premier rôle. Que dans la tempête, il a recueilli un petit enfant affamé, non pas par charité mais par intérêt pour en faire son serviteur. Serait-ce Clov ?

Alors on attend. L’heure du calmant pour Hamm. Un biscuit pour Nagg. La mort de Hamm pour Clov. On attend sans notion du temps. Comme si le réveil était grippé. L’heure est la même que d’habitude, c’est toujours une fin de journée grisâtre comme les autres. C’est d’un ennui terrible. Et mettre des mots sur l’enfer atteste de celui-ci dans un bourdonnement dépourvu de sens. Tout se désintègre, même le langage, la prosodie. Car comment communiquer l’incommunicable ? On saute d’un sujet à l’autre. Les actions des personnages ne correspondent par à leurs paroles. C’est vertigineux de non-sens. Est-ce que Clov va finalement réussir à se libérer de ses chaînes, à quitter son maître, à trouver ailleurs un nouveau souffle de vie ? Est-ce que c’est fini ? À ce moment-là, le rideau pourrait se lever à nouveau et tout recommencer encore une fois. Et le début comme la fin de rejoindre pour un nouveau tour de carrousel à la grande foire de l’absurde.

Ce texte monumental écrit en 1957 par le futur prix Nobel de littérature demande donc un effort certain pour en comprendre les clés. Ensuite, il convient d’imaginer des acteurs d’une trempe considérable pour être capable de faire passer la pilule scénique. Le metteur en scène Jacques Osinski a eu le nez fin en choisissant des comédiens aussi étranges que leurs personnages. Il y a d’abord, tout en extériorité, le saisissant Denis Lavant avec sa tronche de gueule cassée, son jeu saccadé et un engagement corporel qui crée une bizarrerie tonique résonnant si juste dans ce zoo humain en faillite. Il y a ensuite, tout en intériorité,  l’insaissisable Frédéric Leidgens qui semble si fragile, parfois même touchant et en même temps visqueux et retors à souhait. Avec son jeu de mains hypnotique, il excelle en oscillant entre apitoiement et autodérision. Les deux se donnent tout entiers à l’étrange de la langue du grand Samuel. Ils l’ont fait leur, comme s’ils la respiraient naturellement, d’un naturel bien étrange, certes. La simplicité de la mise en scène met encore plus en lumière leur talent de funambules insensés, philosophes d’une collapsologie que Beckett avait pour le moins anticipé.

Il serait injuste de ne pas associer à cette démesurée agonie les discrets et excellents seconds rôles empoubellés que sont la nostalgique Claudine Delvaux et le débonnaire Peter Bonke. Ils amènent une petite lumière, cette touche de comédie bienvenue face au désespoir ambiant.

En retrouvant le délicieux jardin de l’Orangerie à l’issue de la représentation, on se prend un peu pour Orphée remontant des Enfers. On n’y a pas laissé Eurydice mais une certain optimisme désillusionné que Beckett a pétrifié pour le reste de nos décrépitudes. Heureusement, le bar n’est pas loin et la métaphysique reste bien soluble dans une petite mousse qui pétille la vie, elle.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Fin de partie, de Samuel Beckett, du 8 au 12 août 2023 au Théâtre de l’Orangerie

Mise en scène : Jacques Osinski

Avec Denis Lavant, Frédéric Leidgens, Peter Bonke, Claudine Delvaux

https://www.theatreorangerie.ch/pages/evenements?filter=theatre

Photos : © Pierre Grosbois

 

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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