Les réverbères : arts vivantsUne Heure Juste Avant...

Fresque polyphonique hallucinée

Séverine Chavrier adapte et met en scène le gigantesque Absalon, Absalon ! d’après William Faulkner. Cinq heures de cauchemar électrique autour de la folie d’un homme assoiffé de reconnaissance sociale et obsédé par sa descendance. Cinéma, danse, musique, voitures, dindons (…), effets spéciaux et poids de l’histoire. Un Tout-théâtre fascinant. C’était à vivre du 15 au 29 janvier à la Comédie de Genève.

Imaginez que vous allez voir ce spectacle parce que le bruit court que c’est un événement théâtral à ne pas manquer. Que celui-ci a fait les beaux jours du festival d’Avignon l’été passé. Vous avez bien noté qu’il s’agit d’une pièce-fleuve. Pas de souci, vous avez récemment goûté au temps long grâce au génial Wajdi Mouawad[1]. Et vous avez compris que l’histoire est une adaptation d’un célèbre livre de William Faulkner avec en toile de fond la guerre de Sécession. Vous arrivez donc à la Comédie réjoui à l’idée de vivre une expérience inédite. Et vous n’allez pas être déçu.

Sur l’immense scène, un écran de cinéma avec des images délavées de cow-boys contemporains parlant en anglais et visiblement pas très contents. On comprend que ceux-ci sont filmés en direct à partir d’un des mille recoins du plateau et que cette manière de faire va être une des marques de fabrique du spectacle. Sans préambule, nous sommes plongé·e·s dans une atmosphère crépusculaire d’où surgit le personnage central de la pièce : Thomas Sutpen.

À partir de là, il faut imaginer une surenchère de tableaux faits d’images, de sons, de danses et de musique en live avec des caméras mobiles embarquées dans des voitures, dans la fosse du théâtre, dans les cintres, … Et des personnages très colorés, souvent secoués par des spasmes épileptiques qui leur révulsent les yeux. Face à cette débauche d’exubérance artistique, que comprend-t-on de l’histoire si on ne connait pas la fable du roman de Faulkner ? Certainement une toute petite partie du propos. Toutefois, la densité de ce qui se joue au plateau nous permet de piocher ci-et-là assez d’éléments pour construire le sens de notre expérience de spectateur·ice.

Thomas Sutpen est d’une violence folle. Sorti de nulle part, il débarque dans cette petite ville du Mississipi avec des esclaves noirs. On comprend qu’il veut bâtir un immense domaine et faire perdurer sa lignée. Pour cela il va forcer le père d’Ellen Coldfield à lui donner sa fille en mariage. Celle-ci enfantera un fils, Henry et une fille, Judith. Mais Thomas s’est marié une première fois en Haïti et a déjà un fils, Charles Bon, qu’il a répudié quand il a appris que celui-ci avait du sang noir. Il se trouve que, par les hasards de l’existence, Henry va devenir ami avec Charles Bon qui désirera épouser Judith. Henry tuera alors Charles Bon, moins pour l’inceste en jeu que parce qu’il est mulâtre. Il s’enfuira puis mourra lui aussi laissant son père, Thomas, sans descendance, ce qui le rendra fou au point d’engrosser une jeune fille qu’il compare à une jument. Le père de celle-ci tuera alors Sutpen d’un coup de faux. Fin de l’histoire.

Enfin, c’est ce que peut en saisir quelqu’un qui n’a pas connaissance de l’œuvre initiale Absalon, Absalon !.. Pourquoi ce titre, d’ailleurs ? En cherchant, on comprend qu’Absalon est un personnage de la Bible, deuxième fils de David, qui va tuer son demi-frère ainé parce que celui-ci a violé leur sœur… Toute ressemblance… Bon, le parallèle est clair. Reste à questionner la temporalité. Dans l’adaptation de Séverine Chavrier, celle-ci se découpe en trois parties d’environ une heure et demie chacune : avant, pendant et après la guerre. Mais de quelle guerre parle-t-on ? À la base, chez Faulkner, celle de Sécession mais ici la transposition mélange les époques pour prouver, une fois de plus si nécessaire, que le délire de l’homme n’a pas d’âge. Dans ce monde en décomposition, Thomas Sutpen est certes habillé comme un soldat sudiste. Mais ce personnage pourrait très bien être un mégalomane contemporain, qui a bâti un empire et s’arroge un pouvoir absolu en vivant des relations empreintes de vices, de racisme, d’alcoolisme et d’abus sexuels. Là encore, toute ressemblance… La metteuse en scène prouve ainsi l’actualité du propos de l’auteur en brassant les siècles, donnant aux protagonistes du XIXe les attributs du XXIe. L’histoire, racontée depuis plusieurs points de vue, peut ainsi montrer celle d’une Amérique toute-puissante et décadente qui écrase tout sur son passage. Bon, arrêtons-là les comparaisons, le public aura compris.

Au-delà de la dramaturgie plus ou moins absconse – il est souvent difficile de savoir qui est qui dans ce péplum trigénérationnel – l’expérience théâtrale qui nous est donnée de vivre tient dans la frénésie de la scénographie proposée. L’inédit de la mise en scène déborde en effet de chaque tableau qui s’enchevêtre l’un à l’autre dans un rythme diabolique. Il y a toujours quelque chose à voir et les surprises s’enchaînent devant nos yeux ébaubis : ici un dialogue filmé dans l’étroitesse d’un habitacle de voiture, là un petit boudoir pour les confidences de la sœur d’Ellen, de l’autre côté des jeunes qui refusent l’héritage de leurs aînés, à jardin un musicien ambiançant sans relâche le vertige scénique, sous les planches une fabrique qui devient table familiale pour règlements de compte sanglants, dans les échafaudages des personnages qui grimpent vers leur chute, … Et aussi un chien qui dort au pied de l’escalier, des dindons qui viennent se planter pour picorer face public en roucoulant, … Et encore des échelles de grandeurs qui varient à donner le tournis : une maison minuscule, une autre qui flambe, une troisième immense. Et ces voitures qui se déplacent. Et toute cette fumée. Et tous ces fantômes. Et ces scènes de violence crue qu’on essaie de deviner, filmées dans le noir… Et dans un autre espace ces jeunes chercheurs allumés qui refont l’histoire en fumant, buvant, … Et plus si entente…

Tout ce génial fatras rythme ainsi sans relâche les presque cinq heures du spectacle. Quel bonheur de pouvoir s’accorder cet espace-temps dilaté à l’heure où d’aucuns exercent leur pouvoir en éructant quelques centaines de caractères sur les réseaux sociaux. Quel autre endroit que le théâtre permet de prendre la mesure de la complexité du monde de hier et d’aujourd’hui ? À l’évidence le livre, autre île préservée dans cet océan d’absurdité humaine. Il demeure que le spectacle joué par cette formidable troupe donne une vision anxiogène d’une société occidentale en fin de cycle qui offre peu d’espoir pour la suite. À n’en point douter, de nos jours, Thomas Sutpen grossirait certainement la clique de ces oligarques amenant nos démocraties occidentales à un point de bascule inquiétant. Qu’est-ce que l’homme a compris de lui depuis les temps bibliques de David et ses enfants ? Cercle ou spirale ?

Au sortir de cette très forte expérience pluridisciplinaire et dans les tréfonds obscurs du devenir humain, il est plus que nécessaire de se souvenir du philosophe Antonio Gramsci qui nous propose de contrebalancer le pessimisme de l’intelligence avec l’optimisme de la volonté. Ainsi que l’écho des mots de Philippe Meirieu prophétisant : « La question n’est peut-être pas de savoir quel monde nous allons laisser à nos enfants mais quels enfants nous allons laisser au monde ? » Puissent les Sutpen de toutes générations montrer aux suivantes l’aberration de leur projet pour nous permettre de rêver un Tout-Monde pacifié dans sa créolité.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Absalon, Absalon ! de William Faulkner, à la Comédie de Genève, du 18 au 29 janvier 2025

Mise en scène : Séverine Chavrier

AvecPierre Artières-Glissant, Daphné Biiga Nwanak, Jérôme de Falloise, Alban Guyon, Adèle Joulin, Jimy Lapert, Armel Malonga, Annie Mercier, Hendrickx Ntela, Laurent Papot, Kevin Bah « Ordinateur » et avec la participationde Maric Barbereau ou Remo Longo (en alternance)

https://www.comedie.ch/fr/absalon-absalon

Photos : © Alexandre Akye

[1] Racine carrée du verbe être

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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