Fukushima révélé
L’exposition collective Répliques – 11/03/11 explore les répercussions du tremblement de terre, du tsunami de Tōhoku et de l’accident de la centrale nucléaire de Fukushima en 2011, l’un des pires désastres de l’histoire récente du Japon.
Neuf photographes ont vécu souvent directement cette tragédie irrésolue, y perdant des proches. Et témoignent en images. En langue japonaise, le terme photographie signifie aussi révélation. Cette exposition rassemble le travail de plusieurs photographes japonais·es né·e·s après la Seconde Guerre Mondiale qui, même s’ils ont déjà été présenté·e·s par le passé dans des accrochages monographiques notamment, offrent une perspective locale et intime souvent absente dans les récits internationaux. Évoquant Fukushima dans le catalogue, l’une des commissaires artistiques de l’accrochage, Marina Amada, s’inquiète : « Bien qu’ils n’aient toujours pas résolu cet accident, en novembre 2023, plus de 20 pays, dont le Japon, ont appelé à tripler la capacité nucléaire mondiale lors des négociations sur le climat de l’ONU à la COP28 dans le cadre des efforts visant à atteindre des émissions nettes nulles d’ici 2050. »
Face à l’impensable
Le 11 mars 2011, un des cataclysmes les plus violents de son histoire moderne se produit au Japon. Les Japonais·e·s le qualifient de « triple catastrophe ». La côte nord-est du Japon est touchée par un séisme de magnitude neuf. S’ensuit un tsunami dont les vagues atteignent jusqu’à trente mètres de hauteur, qui dévaste la région du Tōhoku. L’onde de choc atteint la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi, entraînant les fusions de réacteurs. La catastrophe nucléaire est d’une telle ampleur que, plus de treize ans plus tard, les conséquences en matière de santé publique et d’environnement ne sont guère pleinement élucidées.
En raison de cette catastrophe naturelle, ainsi que de l’accident nucléaire de Fukushima qui a contaminé 8’900 km2, près de 20’000 personnes ont perdu la vie et environ 3’000 ont disparu. Les populations déplacées sont souvent stigmatisées. Les effets de cette tragédie, tant visibles qu’invisibles, continuent de travailler les esprits de nos jours.
Face à ce drame, des photographes se rendent sur place dès les premières heures, et beaucoup continuent de documenter, année après année, la reconstruction, la désolation, et les stigmates laissés par la radioactivité. Cette génération de photographes, marquée par une nouvelle urgence à témoigner, évoque la scène radicale des années Provoke[1], qui s’était déjà confrontée à des crises existentielles et politiques au Japon. « Parce que c’était une catastrophe de l’ordre de l’impensable, les artistes japonais se sont mobilisés rapidement, dans les heures, les jours et les semaines qui ont suivi le 11 mars 2011, pour exprimer à travers différents supports et performances leur désarroi, leur sidération, surtout, mais aussi leurs questionnements », avance au sein du catalogue Philippe Séclier, l’un des commissaires artistiques de l’exposition collective Répliques – 11/03/11.
Réponse artistique
Les neuf photographes exposé·e·s – Arai Takashi, Fujii Hikaru, Iwane Ai, Kanno Jun, Obara Kazuma, Ono Tadashi, Sasaoka Keiko, Shiga Lieko et Suzuki Mayumi – ont chacun·e une relation intime avec le drame. Leur travail se situe à l’intersection du personnel et du collectif, de l’intime et du politique, révélant une réalité souvent dissimulée derrière les statistiques et les images relayées par les médias internationaux. Les dégâts sont toujours omniprésents mais invisibilisés. Elle se devine toutefois par des lieux de stockage des déchets.
Cette exposition et son catalogue sont essentiels alors que plusieurs États, dont la France et surtout la Suisse, songent à intensifier l’énergie produite par le nucléaire. En Suisse, ce mouvement de retour au nucléaire et pour la construction de nouvelles centrales est désormais appuyé par le Conseil fédéral depuis août dernier. Ce revirement est argumenté au nom de possibles pénuries et de la sécurité d’approvisionnement énergétique du pays. Cette annonce se produit néanmoins au mépris de la volonté populaire exprimée en 2017 pour sortir du nucléaire. Ceci précisément dans le sillage de la catastrophe de Fukushima.
Daguerréotype et traumatismes cachés
Takashi Arai a choisi le daguerréotype pour immortaliser des adolescent·e·s de Fukushima. Le choix de cette technique n’est pas anodin, car la longévité du daguerréotype, pouvant atteindre 200 ans, reflète la persistance des effets de la radioactivité dans la région. Les portraits sont accompagnés de témoignages audios poignants, révélant les impacts profonds de la catastrophe sur ces jeunes vies.
Représenter une force aussi insaisissable que la radioactivité ou les traumatismes invisibles constitue un défi de taille. C’est pourtant ce que réussissent à faire ces artistes. Par exemple, Suzuki Mayumi. Son histoire personnelle est liée à celle de la photographie. En témoigne son grand-père qui a créé un studio photo en 1930, une activité prolongée par son père portraitiste. Ses parents ont péri dans le tsunami, a retrouvé dans les décombres l’appareil photo de son père. Avec celui-ci, elle a capturé la côte de sa ville natale, Onagawa, à travers un objectif souillé, produisant des images brumeuses qui symbolisent la vision des disparus. Ces photographies sont non seulement un hommage à ses parents, mais aussi une méditation sur la perte et la mémoire. « Mon travail est notamment constitué d’instantanés pris par mon père, des portraits d’hommes ainsi qu’un album de famille endommagé par l’essence et l’eau de la catastrophe. Quelque 10’000 personnes vivaient à Onagawa avant le désastre du Tsunami. Environ 800 personnes furent portées disparues, dont mes parents qui le sont toujours. J’ai retrouvé la chambre noire 20X25 de mon père au cœur de son studio dévasté et je l’ai utilisé même si son objectif était endommagé pour prendre des vues du paysage environnant. Ceci afin de contribuer à soulager les peines de cœur. J’ai ainsi établi par ce geste une connexion satisfaisante avec mon père. Ce dernier veille possiblement sur moi depuis le paradis », confie l’artiste émue en visite de l’exposition.
Quant à lui, Kazuma Obara a exploré la difficulté de représenter la menace radioactive à travers une approche expérimentale. Dans sa série sur les surfeurs de Fukushima qui malgré les dangers d’une mer polluée ne peuvent renoncer à leur passion, il a appliqué de l’eau de mer toujours sur des cyanotypes[2]. Cette démarche fait sens pour créer des images dégradées, symbolisant l’érosion lente, mais inexorable causée par la radioactivité. Ceci alors que le Japon a débuté en août 2023 le rejet controversé dans l’océan Pacifique de milliers de litres d’eau utilisée pour le refroidissement des réacteurs de la centrale de Fukushima Daiichi.
Imaginaire et accumulation
L’idée qu’« une seule photographie ne suffit pas » est essentielle dans le travail de Jun Kanno. Il a documenté l’accumulation de déchets radioactifs stockés dans des sacs le long de sa ville natale. Cette approche par accumulation reflète la manière dont les effets de la catastrophe s’accumulent dans le temps, marquant profondément le paysage et la mémoire collective.
De même, les œuvres de la photographe tokyoïte Ai Iwane combinent les traditions culturelles japonaises et la réalité post-catastrophe, créant un dialogue entre passé et présent. Son utilisation d’un appareil photo Cirkut (Kodak), avec ses prises de vue panoramiques, permet de capturer l’étendue du changement tout en honorant les traditions persistantes malgré la tragédie. La caméra a été employée au début du siècle dernier à l’occasion de cérémonies funéraires d’immigrants nippons de la première génération. « J’ai souhaité honorer les ancêtres de Fukushima à travers les époques dont des émigrants de cette région dans les années 60. Mon approche relie une tradition dansée d’Hawaï qui a ses origines à Fukushima en traçant des récits parallèles. Cette tradition bouddhiste est parvenue à Hawaï dans le sillage d’immigrants japonais », explique la photographe en présentant son travail. Il s’inscrit dans la notion bouddhiste d’impermanence. La photographe recherche donc ce qui se pérennise et dépasse la nature éphémère de la vie et l’effacement des traces lié au temps qui s’écoule.
Les réalisations de ces photographes ne se limitent pas à la documentation du cataclysme, mais s’étend à une réflexion profonde sur les conséquences durables de la catastrophe. Naoya Hatakeyama, dont la ville natale Rikuzentakata a été détruite, a passé des années à photographier les ruines de sa ville. Son projet, qui a donné naissance à 10’400 images disposées sur des feuilles de contact, témoigne de la stratification du temps et de la mémoire. Pour lui, photographier sa ville natale n’était pas une simple démarche artistique, mais une réponse à une exigence venue de l’intérieur, peut-être même des morts eux-mêmes.
Digues problématiques
En parallèle, les photographies de Tadashi Ono, qui vit à Arles, documentent la construction des digues massives le long des côtes du Tōhoku sur plus de 40 kilomètres. Elle s’est achevée en 2020. Massivement rejetées par les habitant··es, ces forteresses en béton interrogent la capacité de l’humanité à contrôler la nature et l’asservir. Les images révèlent l’absurdité de ces constructions gigantesques, sortes de monuments bâtis pour contenir une nature qui, par essence, tend à échapper à toute tentative de domestication. Sans juger de ces architectures, l’artiste reconnaît en visite qu’elle coupe le dialogue entre terre et mer présent dans la région depuis deux millénaires. Il travaille sur la dimension artificielle des paysages produits par la main de l’homme.
Outre leurs effets délétères sur la faune et la flore du littéral, ces murs quasi extraterrestres de séparation entre terre et mer en rappellent d’autres. De sinistre mémoire et actualité, au Proche-Orient notamment. Par ailleurs, les communes concernées, en grande partie ruinées par les cataclysmes de 2001, devraient à terme en assurer l’entretien dispendieux.
L’exposition et son catalogue ne se contentent pas de commémorer la catastrophe. Mais ils invitent à une réflexion critique sur les implications durables de ce désastre, tant sur le plan environnemental que sociétal. Alors que le Japon continue de débattre de son avenir énergétique, les œuvres présentées rappellent l’importance de ne jamais oublier l’urgence et le drame ressentis en 2011 et de continuer à questionner notre relation à la nature.
Patrick Lebrun
Répliques — Des photographes japonais face au cataclysme (2024), une exposition organisée par Philippe Séclier et Marina Amada dans le cadre du festival Les Rencontres de la photographie à Arles, jusqu’au 29 septembre 2024 dans l’espace Van Gogh.
Répliques 11.03.11. — Des photographes japonais face au cataclysme (2024), un ouvrage dirigé par Philippe Séclier et Marina Amada (Atelier EXB)
Photo banner : Shiga Lieko. Where That Night Leads, 2022. (Toutes les photos ont été fournies avec l’aimable autorisation des artistes)
[1] Paru en 1968-69 dans l’indifférence quasi-générale, le magazine PROVOKE a est désormais revêtu d’une aura mythique. Il a influencé de multiples photographes et artistes. Fondé par un collectif composé du photographe Takuma Nakahira et du critique Koji Taki, cette revue a cristallisé le meilleur de la création photographique nippone des années 1960, privilégiant dans l’image imprimée sous toutes formes (presse, livres, revue) et associant images, écriture et poésie.
[2] Processus d’impression photographique inventé en 1842, le cyanotype génère une impression de couleur cyan.