Le Connard ridicule
On a toutes et tous croisé un jour ou l’autre un connard. Mathilde Invernon, accompagnée d’Arianna Camilli, s’empare de cette figure, reproduisant gestes et paroles, pour s’en délivrer. Bell end (littéralement « gland » en français), est à voir au Pavillon ADC, du 6 au 8 septembre, dans le cadre de La Bâtie.
Connard, définition : « de con. Très familier. Imbécile, crétin. » C’est ainsi que le Larousse définit ce terme. Pourtant, dans l’imaginaire commun, c’est bien plus que cela. Le connard exhibe son côté méprisant, hautain, cette impression que tout lui est dû et que le monde est à ses pieds. C’est cette attitude-là qu’évoque Bell end. On y retrouve toute la gestuelle et les paroles qui nous mettent mal à l’aise en société, à commencer par ce ventre – souvent ressemblant au fameux « bide à bière » – apparent, qu’il impose, comme un atout de séduction.
Créer le malaise
En entrant dans la salle, on aperçoit Arianna Camilli dans le couloir qui y mène, tandis que Mathilde Invernon se tient contre le mur, au bord de la scène, dans la pénombre. Comme si elles attendaient l’arrivée de leurs proies, c’est-à-dire nous, public. Leur costume est simple : une veste et un pantalon de costard, une paire de baskets noires et des chaussettes noires. On remarque immédiatement l’absence de chemise. La scène, quant à elle, est recouverte d’une immense bâche blanche, qui constitue également le mur du fond. Deux tas d’enceintes reposent sur la bâche. L’esthétique n’est pas sans rappeler American Psycho, avec ce costume parfaitement taillé et cette bâche immaculée, avant que tout ne soit sali. Heureusement, Bell end n’ira pas aussi loin !
Pendant un bon moment, le spectacle se déroule sans aucune parole. Mathilde Invernon monte rapidement dans les gradins, passant entre les spectateur·ice·s, fixant du regard l’un, se collant à une autre, posant sa main sur une épaule (j’en sais quelque chose…), pendant qu’Arianna Camilli nous alpague depuis la scène, assise sur un tas d’enceintes, en tapant des mains ou en faisant des bruits de bouche. Les rôles s’inversent ensuite, jusqu’à ce que toutes deux se tiennent sur scène, l’une en face de l’autre, chacune assise sur une pile de haut-parleurs. Elles se parlent, sans vraiment se répondre. On entend des paroles étouffées, celles qui pourraient être prononcées par un connard, dans la rue ou au cinéma, du type « t’es jolie toi, comment tu t’appelles ? », avec toujours ce regard et cette gestuelle qui n’inspirent aucune confiance. Un sentiment de malaise s’installe alors, et pourtant on rit. Les lèvres des performeuses restent collées, comme si leurs paroles n’étaient pas totalement assumées, pour créer cette distance avec le connard qui, lui, n’a aucun scrupule à dire tout haut ce qu’il ne devrait pas. Ce décalage, couplé aux gestes et aux attitudes, favorise le rire au sein du public. Ce rire est aussi permis par le contexte, et nos réactions seraient sans doute bien différentes en pleine rue. Le pouvoir cathartique du théâtre prend alors tout son sens, et l’on comprend bien vite que la figure qui nous est présentée est ici ridiculisée, comme pour nous enlever ce malaise que l’on ressent, voire cette peur qui pourrait nous envahir.
Un spectacle qui ne manque pas de souffle
Par essence, le connard ne manque pas de culot : il se montre, s’impose, avec toute sa chair, avec ce côté impropre qui le caractérise. On comprend alors l’absence de chemise. Cette dimension est symbolisée par les ventre des comédiennes. On se dit même que si leurs lèvres ne bougent pas, c’est parce que c’est justement ce ventre qui parle. Relevons ici leur impressionnante performance : pendant 45 minutes, leur ventre est rentré, puis déployé, sans discontinuer. On n’ose imaginer l’entraînement abdominal pour y parvenir. Mais revenons à nos connards. Il oscille entre le côté « beau gosse » séducteur, plein de confiance, et sa vraie image qui ressort bien vite, celle de cet être au souffle court, avec son embonpoint pas complètement assumé mais bien visible, dû à son hygiène de vie déplorable, mais avec toujours ce sentiment d’être irrésistible. Chassez le naturel… Ce souffle, précisément, qui accompagne les mouvements du ventre, devient un râle, un rot, et les images qui nous viennent en tête ne sont pas celles d’une figure inspirante, loin s’en faut.
Au final, tout nous dégoûte dans cet être présenté par le duo sur scène. Pourtant, et c’est là que Bell end réussit parfaitement son pari, on rit énormément, car ce ne sont pas les deux comédiennes qui nous dégoûtent et nous mettent mal à l’aise, mais bien l’image mentale qu’elles parviennent à créer en nous. Autrement dit, Bell end nous fait rire pour exorciser le connard en nous, celui qu’on a croisé, celui qu’on a peur de rencontrer ou de devenir.
Fabien Imhof
Référence :
Bell end, de Mathilde Invernon, du 6 au 8 septembre 2024 au Pavillon ADC, dans le cadre de La Bâtie – Festival de Genève.
Mise en scène : Mathilde Invernon
Avec Mathilde Invernon et Arianna Camilli
https://pavillon-adc.ch/spectacle/mathilde-invernon-bell-end/
https://www.batie.ch/fr/programme/invernon-mathilde-bell-end
Photo : ©Matthieu Croizier