Les réverbères : arts vivants

Insanité d’une humanité risible

En clôture du festival de la Bâtie, l’adaptation théâtro-circasienne du poème de Charles Baudelaire, Danse macabre, chorégraphiée par l’auréolé et haut perché Martin Zimmerman, a fait une escale périlleuse et nécessaire au Théâtre de Carouge pour provoquer la bien-pensance uniformisante des formes artistiques.

Il existe une iconographie médiévale illustrant l’allégorie de l’universalité de la mort. Elle nous rappelle que, toutes classes sociales confondues, nous avons tôt ou tard rendez-vous avec elle. Dès lors, on s’est mis à peindre – à Paris a été réalisée la première fresque – ou à mettre en musique la danse macabre de notre commune humanité, soulignant la vanité des distinctions sociales dont se moque bien la camarde.

À son tour, au milieu du XIXème, Baudelaire, obsédé par le thème, en fera un poème pour étoffer son bouquet des Fleurs du Mal. Et aujourd’hui, le radical Martin Zimmerman s’en inspire pour signer un objet artistique pluridisciplinaire foisonnant et déroutant.

Sur scène, nous sommes donc au grand bal de la vie dans lequel s’invite à chaque instant la mort.

En tout climat, sous tout soleil, la Mort t’admire
En tes contorsions, risible Humanité,
Et souvent, comme toi, se parfumant de myrrhe,
Mêle son ironie à ton insanité ! [1]

D’abord saisi par une scénographie spectaculaire et la débauche de trouvailles visuelles et sonores, on comprend assez vite qu’on ne comprend pas, que ça part dans tous les sens, apparemment sans queue ni tête. C’est une expérience. Quasi-existentielle. Y’a-t-il quelque chose à comprendre ? Ne faut-il pas lâcher prise, juste se laisser entraîner dans le flow ? On se dit que c’est peut-être une métaphore de l’absurdité d’un monde contemporain qui se contorsionne, s’agite et cherche des bribes de sens… en attendant la faucheuse. Les montagnes russes de nos vies, avec des pics d’excitation, de la folie insondable, des joies éphémères et quelques maladies rigolotes… sans dramaturgie qui se développerait logiquement… Oui, ça colle assez bien avec ce qui se passe sur le plateau…

C’est donc l’histoire de quelques paumés magnifiques qui vivent en équilibre instable entre un container céleste et le dépotoir post-apocalyptique de notre société. La cabane vacillante dit quelque chose de la manière dont on peine à trouver sa place dans ce drôle de monde-poubelle. Le sol de papiers et plastiques mouvants sur la scène nous le rappelle, immense vortex de déchets qui étouffe peu à peu les océans et nos rêves. Tout cela est bien casse-gueule en effet. Quels que soient les humains sur lesquels on s’attarde.

Ici, il y a d’abord un bonhomme à la coupe de cheveux improbable avec un caractère qu’on devine soupe au lait. Celui auquel on s’attache, dont on ferait volontiers un copain malgré sa gueule qui ne ressemble à rien, son alcoolisme ordinaire et sa vie qui fout le camp comme sa chaussure gauche. Et derrière la caricature, on est attendri par son humour et sa poésie, sa souplesse… Retrouver l’humanité de l’homme. En chacun·e un soleil. Et tout le tsouin-tsouin.

Il y a ensuite la diva transgenre – mélange de Samson et de Conchita Wurst – qui illuminera le plateau de ses saillies vocales. Iel ne cessera de revendiquer sa différence jusqu’à apostropher le public pour dire sa fierté d’avoir convaincu le jury de l’élire Miss Suisse. Du grand n’importe quoi, disions-nous. Et ceci, malgré la réprobation grandissante de certains vieux abonnés « caroubourgeois » qui, se sentant pris en otage, sortent de la salle en créant un malaise bienvenu.

Notre clochard céleste et sa drag-queen solaire s’acoquinent finalement d’une danseuse tonique à l’accoutrement négligé. Celle-ci semble espérer sortir de l’ombre des invisibles pour prendre la lumière sur un improbable podium de défilé de mode. Une manière de dire qu’on cherche malgré la déglingue environnante encore et toujours son quart d’heure de gloire warholienne ?

Et finalement la mort est là, représentée par le squelette halloweenien du clown déjanté et inclassable Martin Zimmerman, lauréat 2021 du Grand Prix suisse des arts de la scène. Démiurge espiègle de cette fête crépusculaire, il rythme cette déca-danse beckettienne en claquant des dents et en éructant à tout-va sa peur de la laideur et de la trivialité de l’existence pour mieux l’exorciser dans l’excès.

Au chant des violons, aux flammes des bougies,
Espères-tu chasser ton cauchemar moqueur,
Et viens-tu demander au torrent des orgies
De rafraîchir l’enfer allumé dans ton coeur ?

La performance contient l’énergie d’une pile Duracell. Elle continue en roue libre sa sarabande absurde jusqu’à plus soif. Il est vrai que si la vie est courte, les soirées au théâtre sont parfois longues… Mais il ne faut surtout pas s’arrêter, continuer de faire du bruit comme le futur noyé qui bat tant et plus des bras à la surface de l’eau. Ou danser encore et toujours sous les néons bringuebalants de ce monde perdu. Au risque, sinon, de penser à la suite…

Des quais froids de la Seine aux bords brûlants du Gange,
Le troupeau mortel saute et se pâme, sans voir
Dans un trou du plafond la trompette de l’Ange
Sinistrement béante ainsi qu’un tromblon noir.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Danse macabre, d’après le poème ce Charles Baudelaire, au Théâtre de Carouge du 16 septembre au 2 octobre 2022.

Chorégraphie et mise en scène :  Martin Zimmermann

Avec Tarek Halaby, Dimitri Jourde, Methinee Wongtrakoon et Martin Zimmermann

Photos : © Basil Stücheli

[1] Toutes les citations sont extraites du poème de Baudelaire.

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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