Je ne veux pas vivre dans ce monde, mais je veux vivre

Jusqu’au 28 mai, le Théâtre de la Parfumerie et Michel Faure nous invitent dans Big Jim à plonger avec gourmandise dans l’univers passionnant d’un des plus grands écrivains contemporains : Jim Harrison. A travers un puissant montage de textes, éclairé par une mise en scène qui puise sa force dans son épure, le comédien Mathieu Delmonté touche au cœur. Rencontre avec l’auteur.

La Pépinière : Cher Jim, merci de nous accorder cet entretien post-mortem[1] à l’occasion du spectacle qui vous est actuellement consacré à Genève. Vous avez avoué avoir été présent à la première, quelque part dans les cintres… Alors, quel effet cela vous a fait ?  

Jim Harrison : On voit que l’adaptateur et metteur en scène, Michel Faure, m’a bien lu puisqu’il place d’emblée dans le monologue ce que l’imagination humaine a produit de mieux à mon avis, c’est-à-dire un tire-bouchon. J’ai aussi été saisi par la vérité qui sortait de la bouche de l’excellent comédien, Mathieu Delmonté. C’était assez troublant, j’avais l’impression de bien le connaître… D’ailleurs, si vous comparez des photos de lui et de moi, vous verrez que la ressemblance est frappante.

La Pépinière : Qu’avez-vous pensé du choix des extraits puisqu’il s’agit essentiellement d’un montage de vos textes, sans y changer un seul mot ?

Jim Harrison : La sobriété judicieuse de la scénographie, la délicatesse des lumières, l’esthétique des projections vidéo et les riches respirations musicales[2] mettent étonnamment en valeur la portée philosophique de ce que j’ai pu écrire. Mon père disait que Dieu, c’est une rivière à truites. Je pense que ce spectacle est une truite. Et je constate que l’équipe a fait sienne une de mes maximes disant que seuls l’humour et l’humilité permettent de supporter l’existence. J’ai l’impression que le pouvoir des mots si bien interprétés par l’acteur nous rapproche du tiède cocon de l’amour humain, dont on constate malheureusement trop souvent l’absence ici-bas…

La Pépinière : Le parti pris est d’aborder d’une manière structurée les sujets de votre vie dans un concentré de pensée : l’écriture, l’alcool, les excès…

Jim Harrison : … Et la politique, le massacre des Indiens, l’obsession du fric, l’inculture, … Oui, c’est une didactique respectueuse de mes engagements. C’est drôle, j’ai parfois eu la sensation que toute cette rébellion issue de ma contre-culture se dilue quelque peu dans la magie du théâtre pour en faire ressortir, avec le recul, une image de saltimbanque, certes un peu extravagant, mais qui a trouvé une certaine sagesse à observer l’absurdité de la vie comme on regarde la terre par le hublot d’un vol de nuit. Au fond, seule reste la poésie et c’est bien là ce qui compte. Car vous avez la chance de vivre dans un pays où la poésie compte.

La Pépinière : Vous dites à demi-mots que l’image qui en ressort est un peu édulcorée ?

Jim Harrison : Non, le fond y est. On entend bien que je dis que depuis la nuit des temps, nous avons chié dans le bac à sable en nous accordant des récompenses pour cela. Ou que le succès est une maladie qui engloutit l’âme dans le narcissisme. Ou encore quand je propose de lâcher votre téléphone portable dans la cuvette des toilettes comme un acte politique…

La Pépinière : Il y a, de l’aveu même de Michel Faure, une volonté de partager sa passion et son admiration pour votre œuvre[3] et de donner envie aux spectateurs·trices d’aller ou de retourner vers vos livres…

Jim Harrison : Quant à seize ans j’ai avoué à mon père que je désirais devenir écrivain, il est aussitôt sorti m’acheter une machine à écrire d’occasion qu’il a payée vingt dollars, plutôt que de m’asséner le trop classique sermon paternel sur la recherche d’un métier plus rentable, la honte et le malheur qui s’attacheraient inévitablement à la vie d’artiste. Je pense que M. Faure comprend cela et j’imagine que son chemin de vie a parfois été proche du mien. J’ai entendu dire d’ailleurs qu’il a une passion pour les oiseaux. Ceci explique certainement cela. N’oublions pas que regarder un pluvier des hautes terres ou une grue des sables est plus intéressant que de lire la meilleure critique qui soit.

La Pépinière : Oui, cela ne vous étonnera pas non plus de savoir qu’il est lui aussi un artiste et citoyen critique, engagé, n’hésitant pas à prendre des positions contestataires ou anarchisantes…

Jim Harrison : Le bel homme que voilà. Cela transpire dans sa mise en scène. Et dans ce qu’en fait l’acteur. Rien d’artificiel, pas de gras autour de l’os, à l’image du silence final après cette dernière saillie péremptoire : « La terre ne nous appartient pas, c’est nous qui appartenons à la terre. » J’imagine d’ailleurs que mes propos ont dû être la trame de discussions sensibles, passionnées et passionnantes entre toutes les personnes qui ont porté ce spectacle. Vous savez, pour moi, accepter le fait que ma vie était tous les jours ce qu’elle était, et rien de plus, a été ce qu’il y avait de plus dur à avaler…

La Pépinière : Pourtant le spectacle est d’une tonalité plutôt joyeuse, poétiquement joyeuse justement…

Jim Harrison : Cela est dû au travail d’alchimie qui s’est produit dans la rencontre entre mes textes et cette formidable famille d’artistes. Ce que l’on dit, ce qu’on l’on écrit ne nous appartient plus dès que cela est écouté ou lu. Cette transformation est très réussie. On ressort du théâtre avec un surplus d’humanité alors que je ne pense pas être un écrivain particulièrement léger…

La Pépinière : Il y a dans vos textes tellement de leviers pour questionner nos choix de vie, notre rapport au monde, …

Jim Harrison : Oui, je retrouve cette densité de propos dans le monologue. Quel est le sens d’une seule vie humaine ? J’espère que cela reste digeste. Refléter la complexité de la vie, court-circuiter l’ego, retrouver le rire et l’enfant en nous, malgré tout. Et attendre la goinfrerie de la mort sereinement, en pensant à la Terre comme à un champ de mines vieux de cinq milliards d’années. Encore, une fois, l’acteur du spectacle fait cela très bien et on a tout de suite envie de devenir son copain.

La Pépinière : … un verre à la main ?

Jim Harrison : Je vous vois venir. L’alcool traverse le spectacle comme il a traversé ma vie. Dans les années soixante, bon nombre d’entre nous se croyaient apparemment tenus de devenir les victimes consentantes du modèle pathologique de l’écrivain et de l’alcool. Pour fuir l’insincérité de la comédie humaine, on se tire une balle distillée dans la tête en un curieux ralenti temporel où la balle met plusieurs années à atteindre sa cible immanquable. Et dans l’intervalle, surtout avec le vin, la vie est en effet remplie de plaisirs. J’aime beaucoup cette partie du monologue sur le plaisir de la vigne et la morale qui dit que dès que la vie fait mine de nous écraser, il faut faire confiance au Bandol, à l’ail et à Mozart. J’avais oublié que j’avais écrit cela et c’est assez juste, au fond…

La Pépinière : Tout comme les différences de valeurs entre ceux qui boivent du rouge et du blanc…

Jim Harrison : C’est comme ce spectacle. Il y a différentes manières de faire du théâtre. Avec le vin blanc, on peut faire des discours suaves et polis, des bavardages plus ou moins prétentieux ou jurer qu’on va tourner la page en parlant de la vie de nos concierges. C’est un breuvage ou un théâtre accessible à n’importe quel imbécile proctologue. Le vin rouge, c’est autre chose. Cela ressemble plus à ce monologue. Je tiens de source sûre que Dionysos et Beethoven buvaient tous deux exclusivement du vin rouge. Comme avec une femme qui nous émeut, il nous permet de rire à gorge déployée, nous fatigue un peu et nous incite à une lubricité débridée. Ne trouvez-vous pas que c’est ce qu’il se passe pendant la jolie heure que nous passons sur scène entre mon bureau, ma chaise en plastique blanc et ma canne à pêche ?

La Pépinière : En fait, c’est un spectacle qui s’écoute autant qu’il se regarde…

Jim Harrison : Je suis un homme de mots, pas de théâtre, en effet. Les livres et la scène servent le même projet : rendre un peu moins insupportable la solitude de cet art qu’est la vie. J’écris à la main, avec un stylo et du papier. Je compare l’ordinateur à une Ferrari. Je préfère le cheval d’origine. Je suis un artisan des mots et je pense que ce spectacle est un travail artisanal de grande qualité qui permet de continuer de questionner l’amour des femmes, de la nature et de la bonne chair. Pour tout cela, c’est très réussi et extrêmement roboratif. Certes, on n’est pas au niveau de Dostoïevski ou de la chapelle Sixtine, mes mots ne sont que des compresses chaudes destinées à soulager une réalité inacceptable. Lorsque je commence un roman, j’ai toujours l’impression de sauter de nuit dans une rivière. Il n’existe aucune carte officielle de cette rivière et je n’ai aucune idée de l’endroit où elle va. Cela m’a fait le même effet avec ce spectacle. Les points d’entrée et de sortie sont aléatoires, des prétextes en somme, cela pourrait commencer autrement et continuer encore et encore dans les méandres de nos questionnements. J’ai cru comprendre qu’au théâtre la durée est question de rythme. L’équilibre est ici judicieusement trouvé, me semble-t-il.

La Pépinière : Et la partie plus politique du propos ?

Jim Harrison : Je n’aurai vécu que le tout début de ce siècle et je crois bien que cela suffit. Je vous renvoie à ma considération de notre jeunesse politiquement correcte, à l’hypocrisie fascisante du libéralisme ou à cette métaphore poétique que j’utilise pour décrire mes amis du Congrès : « Nous avons tous la vague impression d’être un siège de toilettes dont s’approchent un nombre faramineux de gros culs de politiciens. » Et pour ce qui est du massacre des Indiens, je vous renvoie aussi à ce très fort moment du spectacle où tous les noms des tribus s’entassent sur l’écran comme dans un charnier. C’est Bertolt Brecht qui a dit que, ceux que nous voulons détruire, nous les appelons d’abord sauvages…

La Pépinière : Un auteur de théâtre. Le pont est fait. Vous aimeriez ajouter quelque chose ?

Jim Harrison : Oui, toujours (rires). Allez voir et écouter ce beau monologue. C’est captivant. Je le dis comme je le pense. Je n’ai plus d’intérêt (rires). Je connais aujourd’hui mes limites et ai renoncé à toute vanité. Je laisse juste quelques pensées en héritage. Elles se fondront dans le temps comme cent milles lunes noyées par la mer de celui qui la prend. Nos chances sont minces… Allez voir ce spectacle qui questionne nos ambivalences, le fait que nous n’ayons de cesse de nourrir le monstre qui nous dévore, que nous ne voulons pas vivre dans ce monde mais que nous voulons y trouver notre place. Et qu’un petit (ou gros) chèque nous rend vite hystérique. Alors il nous faut encore et encore reprendre au début pour ne pas oublier l’essentiel. Je crois que c’est là le message du spectacle : une piqûre de rappel de ce qu’est l’essentiel. Pour le reste, lisez mes bouquins (rires).

La Pépinière : Un mot de la fin ?

Jim Harrison : Revenons au début. Parfois, mon père prenait une poêle en fer, un petit pot de bacon, du sel et du poivre, une miche du pain préparé par ma mère, et il m’emmenait au bord de la rivière afin de faire frire quelques truites pour le déjeuner. Pêcher des poissons, puis les manger, voilà qui remonte loin. Quand je m’absorbe dans de longues périodes de pêche et de chasse, je sais au fond de mon cœur que, j’ai beau être flatté de voir mes livres publiés dans vingt-trois langues, je suis fondamentalement un « bosseur fou » comme tout le monde, mais qu’il me suffit de pêcher et de chasser avec la bonne attitude pour retrouver l’intimité des forêts et des rivières ainsi qu’un sentiment extatique des beautés de la création, du monde naturel en tant que tissu vivant de l’existence, si bien que je suis à la fois de nouveau jeune et âgé de soixante-dix  mille ans…

Entretien retranscrit par Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Big Jim ou la vie selon Jim Harrison, du 9 au 28 mai au Théâtre de La Parfumerie

Avec Mathieu Delmonté

Adaptation, mise en scène et scénographie : Michel Faure

Photos : © Isabelle Meister

[1] Jim Harrison est mort en écrivant un poème à l’âge de 78 ans, en 2016.

[2] Cesaria Evora, Léonard Cohen, Bob Marley, Mozart, Stravinsky, Charlie Parker, Sonny Rollins, Jim Pepper, Neil Young, chants indiens, …

[3] Quatorze romans, dix recueils de poésie, des nouvelles, une série d’essais et des récits autobiographiques.

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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