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Joy Division : la part d’ombre mise en lumière

Sous-titré L’histoire orale de Joy Division, Le reste n’était qu’obscurité s’attache à donner la parole à tous les protagonistes (musiciens, producteurs, critiques…) qui ont permis l’avènement d’un des groupes les plus importants du post-punk britannique de la fin des années 70.

Ambiance pesante dans le nord de l’Angleterre. Nous sommes à Manchester, au mitan des années 70, et, entre chômage et perspective d’une vie à l’usine, il ne reste rien d’autre à faire que prendre des purple hearts (antidépresseurs) et aller se saouler au pub. Ou se rendre aux concerts. Car, dans cette misère ambiante, certains trouveront l’énergie de se révolter avec trois accords de guitare pour toute arme. Cela donnera naissance au mouvement punk, après la venue des Stooges et de Patti Smith, bien vite complétés par les Sex Pistols. Dans la fosse du Pips ou du Free Trade Hall (salles de Manchester), on trouve Morrissey, le futur leader des Smiths, Mick Hucknall, le futur chanteur de Simply Red, ou encore un certain Ian Curtis. Avec ses lectures d’intello et son côté réservé, celui-là détonne un peu. Mais il admire Jim Morrison, Iggy Pop et David Bowie. Et puis, dans cette petite scène alternative mancunienne, tout le monde finit par se reconnaître, et Ian sympathise avec Bernard Sumner (guitare, clavier) et Peter Hook (basse). Ces deux-là viennent de monter un groupe, Curtis veut-il en faire partie ? Avec Stephen Morris à la batterie, l’aventure Joy Division peut commencer.

« Quand j’ai vu les Pistols donner leur premier concert à Manchester en 1976, ça m’a rappelé pourquoi Robert Johnson avait vendu son âme : parce que c’était une bonne affaire. » (Tony Wilson, présentateur de Granada TV et cofondateur de Factory Records, le label de Joy Division, p. 26)

Témoignages

Joy Division par ceux qui l’ont fait. Telle est l’ambition de Jon Savage, critique rock reconnu, auteur notamment d’un livre de référence sur le punk. S’il se met en retrait, ici, c’est pour mieux laisser la parole à ceux qui ont participé à cette aventure humaine et musicale hors norme. L’initiative est louable, même si elle a son revers : qui parle, au final ? S’il est malaisé de se souvenir de la fonction que les 36 intervenants (l’ouvrage se lit comme un flot continu d’échanges où chacun prend la parole à tour de rôle) jouent dans cette histoire, il est tout autant fastidieux de retourner systématiquement pages 9 et 10 pour aller la vérifier. La solution consiste à se laisser porter par le texte, comme quand on lit une pièce de théâtre et que le rôle de chaque personnage devient parfaitement lisible au bout de quelques pages. D’ailleurs, ici, des membres du groupe aux producteur, manager, graphiste, photographe et autres chroniqueurs, tous interprètent le rôle de leur vie, dans cette tragédie qu’est l’histoire de Joy Division.

Les débuts sont maladroits. « Ils sonnaient comme un groupe de rock en gestation, mais la gestation elle-même était intéressante » (p. 81), dira d’eux Paul Morley, chroniqueur pour le magazine musical NME. Le nom du groupe illustre d’ailleurs cette « maladresse ». « Il fallait qu’on change de nom », débute Peter Hook. « On se triturait les méninges, et on avait retenu Slaves of Venus et Joy Division. Ian le tirait d’un de ses bouquins, La Maison des poupées (roman de Yehiel De-Nur, NDLR). « Je savais qu’il parlait des nazis », poursuit Bernard Sumner, « mais je ne l’ai pas lu. Je l’ai simplement feuilleté, j’ai vu le nom Joy Division, le nom du bordel que fréquentaient les soldats, et je me suis dit : “Ma foi, ce n’est pas du meilleur goût, mais c’est assez punk.” » (p. 96-97).

Les répétitions deux fois par semaine, les premiers concerts au son inaudible devant 50 personnes, les musiciens qui essaient tant bien que mal de gérer leur vie sociale (travail pour tous, femme et nourrisson pour Curtis)… À travers les témoignages qu’il livre, Jon Savage propose une véritable plongée au cœur de l’Angleterre. Avec le disquaire Virgin, repère privilégié des punks et autres désœuvrés, ou encore la bière préférée de Ian Curtis (la Special Brew), l’auteur n’occulte rien. Il détaille même comment s’est créée une culture alternative à une époque où lire Burroughs et Philip K. Dick, écouter le Velvet et les Stooges faisait de vous une élite. Sauf que Savage peine à montrer en quoi Joy Division se distingue de la multitude des groupes qui se créent à l’époque. Pourquoi Joy et pas The Slits, Rezillos ou encore Slaughter and the Dogs (autre groupe de Manchester) ? De bonnes chansons ? Elles ne le sont pas encore. L’aura du chanteur ? Peut-être. mais, plus sûrement, un je-ne-sais-quoi qui tient de la magie et qu’on pourrait nommer le feu sacré.

« C’étaient le jour et la nuit. En fait, le jour et la nuit se confondaient. Il y avait cette lumière éblouissante, le soleil, et tout le reste, ce soir-là, n’était qu’obscurité. » (Tony Wilson, p. 104)

Après un mini-album, les choses s’accélèrent pour le groupe, qui tourne en première partie d’autres formations (notamment The Buzzcocks), se confronte au milieu professionnel de la scène, fait ses premières prestations télé (Granada TV, BBC 2) et obtient quelque succès (« Digital », « Glass », …), ce qui l’amène tout naturellement à enregistrer « Unknown Pleasures ».

Tout est réussi dans ce premier véritable album, et la critique est dithyrambique : les chansons sont bonnes, le leader charismatique, l’ambiance sombre à souhait… De ce fait, les concerts locaux deviennent tournées anglaise, puis européenne, le premier album appelle l’écriture et l’enregistrement du second (« Closer » en 1980) et rien ne semble arrêter l’irrésistible ascension de Joy Division. Sauf que derrière la fulgurance transparaît la fêlure du chanteur, avec des crises d’épilepsies de plus en plus fortes, de plus en plus fréquentes mais, plus largement, son incapacité à gérer ce qui lui arrive. Le succès (et les contraintes qui vont de pair), l’amour extraconjugal (et son incapacité à choisir), la maladie qui le terrorise. Jusqu’à cette fin, précipitée, au tout début de la décennie 80.

L’absence, voilà le grand thème sous-jacent du livre. Tout le monde parle (parfois pour se donner le beau rôle et, possiblement, réécrire l’histoire) dans Le reste n’était qu’obscurité, sauf le principal acteur du drame, Ian Curtis, mort par pendaison le 18 mai 1980. Même s’il apparaît à travers des extraits de rares interviews, son absence irradie les pages. Et sa personnalité complexe (l’introverti qui devient bête de scène, l’intellectuel foncièrement fan de cette musique de sauvage, le jeune homme fasciné par l’Allemagne et le nazisme), Jon Savage peine à la révéler. Ce qui peut être une bonne chose finalement, car cela ne déflore pas le mythe.

Bertrand Durovray

Référence : Jon Savage, Le reste n’était qu’obscurité (This Searing Light, The Sun and Everything Else), Paris, éditions Allia, 2020. 185 p.

Photo : © éditions Allia

Bertrand Durovray

Diplômé en Journalisme et en Littérature moderne et comparée, il a occupé différents postes à responsabilités dans des médias transfrontaliers. Amoureux éperdu de culture (littérature, cinéma, musique), il entend partager ses passions et ses aversions avec les lecteurs de La Pépinière.

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