Les réverbères : arts vivants

La cruauté est le remède de l’orgueil blessé

Nous avions quitté Jean Liermier magnifiant Molière l’automne passé, nous le retrouvons sublimant Alfred de Musset en ce presque printemps. Sa nouvelle mise en scène, soutenue par d’irrésistibles performances d’acteurs, offre une lecture légère et profonde du drame romantique intemporel qui se joue dans On ne badine pas avec l’amour. Un grand bonheur à vivre jusqu’au 26 mars au Théâtre de Carouge.

C’est une platitude de dire que la puissance des classiques réside dans l’universalité du propos. Et pourtant. Force est de constater qu’amour et orgueil déchirent les cœurs depuis la nuit des temps. Dans L’épopée de Gilgamesh, le plus célèbre récit épique mésopotamien et un des plus vieux livres du monde, la déesse de l’amour, Ishtar, ne se venge-t-elle pas précisément de Gilgamesh parce que celui-ci refuse ses avances ? Deux mille ans plus tard, la passion tourmentée entre George Sand et Alfred de Musset donnera l’inspiration à celui-ci pour écrire ses pièces les plus célèbres : Lorenzaccio et On ne badine pas avec l’amour. Ainsi, la citation de Nietzsche qui donne le titre à cet article ne dit rien d’autre.

Musset a 24 ans lorsque son drame romantique qui ne badine pas est publié dans la Revue des deux mondes. Dandy débauché, fréquentant les bordels et les grisettes d’ici et d’ailleurs, il a récemment entamé une relation sulfureuse avec George Sand qui se délecte du scandale de ses idées avant-gardistes[1]. Dans ce Paris des années 1830, en pleine effervescence romantique, les jeunes amants mènent une vie de bohème entre les cafés du quartier latin, les théâtres et les bibliothèques[2]. Ils y cultivent une certaine movida avant l’heure, une impertinence d’esprit face au vieux monde qui a perdu la Révolution de Juillet. La rupture de cette jeunesse se retrouve dans les thèmes sociétaux que Musset affectionne : le romantisme, l’amour impossible, sa quête envers et contre tout, la peur et le désir de souffrir, l’inconstance des passions, le libertinage, l’orgueil et finalement la mort qui parfait le sentiment tragique de la vie.

Ainsi, On ne badine pas… a été écrit sur les cendres du premier épisode vénitien du couple Musset-Sand lorsque celle-ci prend son médecin Pagello comme amant. Alfred, ivre de jalousie, retourne à Paris et écrit à sa compagne des lettres enflammées. La fameuse et sublimissime réplique de Perdican à la cinquième scène de l’acte 2 est d’ailleurs inspirée de cette correspondance : « Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux ou lâches, méprisables et sensuels ; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées ; le monde n’est qu’un égout sans fond où les phoques les plus informes rampent et se tordent sur des montagnes de fange ; mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c’est l’union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux ; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit : J’ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j’ai aimé. C’est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui. »

C’est grâce à des fulgurances épistolaires de ce calibre qu’Alfred de Musset va devenir un des plus grands écrivains et poètes romantiques de la première moitié du XIXème siècle. Une étoile filante d’une sensibilité extrême qui n’aura de cesse d’exalter les tumultes de l’amour et de la souffrance. Dépressif et alcoolique, en proie à l’oisiveté et à la débauche, ayant reçu la Légion d’Honneur et un fauteuil d’Immortel à l’Académie française, Musset tirera sa révérence à 46 ans sans avoir pu voir On ne badine pas… porté sur les planches. La pièce sera en effet créée pour la première fois à la Comédie Française en 1861, soit quatre ans après la mort du grand homme. Depuis, cette intrigue sentimentale légère qui vire au drame romantique fascine le monde du théâtre, de Delaunay à Metzger en passant par Huster[3]… et Liermier.

Rappelons tout de même l’intrigue en quelques mots : Le père de Perdican veut marier son fils à Camille, la cousine de celui-ci. Ils s’aiment depuis l’enfance mais Camille pense vouer sa vie à Dieu à force d’écouter les soeurs de son couvent lui raconter leurs amours malheureuses et leur méfiance viscérale des hommes. Camille essaie donc de cacher les sentiments qu’elle a pour Perdican en faisant tout pour se faire détester de lui. Perdican comprend le subterfuge et, laissant à son tour l’orgueil le dominer, décide de rendre jalouse Camille en séduisant Rosette, une jeune paysanne. Camille découvre alors le pot aux roses et explique à Rosette que Perdican se moque d’elle. Camille et Perdican s’avouent finalement leur amour, Rosette ne le supporte pas et meurt d’émotion. Rideau.

Jean Liermier lui-même a donc joué Perdican lorsqu’il avait vingt ans, dirigé par l’illustre Richard Vachoux. Il l’a ensuite mis en scène une première fois en 2004 avant d’y revenir aujourd’hui avec, comme l’écrit Katya Berger[4], « la nuance de la maturité ».  Et force est de constater que c’est une belle réussite et un grand bonheur de théâtre, une fois de plus.

Il y a d’abord la bonne idée de transformer la parodie du chœur antique en guitariste et chanteur à la perruque décolorée campé par Simon Aeschimann, sorte de Pierrot lunaire rock, témoin décalé de chaque épisode de l’engrenage fatal qui se joue. Sa présence insolite donne le ton d’un ensemble qui oscillera du comique au burlesque en finissant pathétiquement comme dans une chanson des Rita Mitsouko.[5]

Il y a aussi l’originalité du traitement des espaces avec plusieurs profondeurs qui dynamisent le spectacle. Les petites scènes le plus souvent humoristiques qui se déroulent devant le rideau permettent d’impressionnants changements derrière celui-ci. A force de montées et de descentes dans les cintres, l’espace central du plateau peut alors rompre allégrement avec la règle de l’unité de lieu en offrant une variété de décors allant de la salle de réception de la maison du père de Perdican au bureau de ce dernier en passant par des extérieurs bucoliques imaginés autour d’une butte herbeuse ornée là d’une fontaine, ici d’un arbre. L’écran de fond de scène permet quant à lui des projections de splendides paysages à la limite de l’impressionnisme, créant douceur, romantisme et mélancolie. Notons encore l’oubli volontaire d’éléments qui n’ont a priori rien à voir avec le tableau présenté ainsi que la présence discrète mais avouée des techniciens qui montrent que la vie n’est au fond qu’un grand jeu, et vous aurez tous les ingrédients d’une scénographie exemplaire.

Et il y a surtout des acteurs formidables. Au premier rang desquels Roland Vouilloz, en maître des lieux complétement dépassé par les événements. Empêtré dans une tradition patriarcale surannée, délicieusement débraillé et pataud jusqu’à l’extrême, il est surtout méconnaissable et subjuguant dans sa manière d’interpréter son texte. Sa voix haut perchée crée une mélodie indéfinissable qui fait penser tant à une prosodie un brin sénile qu’à la douceur de l’enfance perdue. Formidable aussi l’interprétation de Cyril Metzger en Perdican débordant de pulsion sexuelle au sens freudien du terme. Gageons que sa libido fait des ravages aussi dans les rangs du public et qu’il aura bien fallu la rigueur d’un puissant dogme religieux pour imaginer se priver du bonheur terrestre de l’amour. Enormes aussi les deux hommes d’église – magnifiques bouffons bouffis que sont Frank Semelet et Gaspard Boesch – faire-valoir idéal pour dénoncer l’hypocrisie d’une religion qui justement ne veut pas le bien de l’autre mais son asservissement, lui interdisant d’aimer, de goûter au plaisir alors que ses sbires mentent et s’empiffrent à qui mieux-mieux sans craindre le ridicule de leurs contradictions. Cette église qui en prend aussi pour son grade avec l’acariâtre Dame Pluche, gouvernante de Camille,  vieille fille si sèche exposant la faillite de l’éducation religieuse et qu’illustre à merveille l’interprétation aiguisée de Christine Vouilloz. Touchante finalement l’innocence de l’actrice Nastassja Tanner, digne et fragile Rosette, droite dans ses bottes de pluie qui amène une touche rousseauiste chère à Musset. Reste l’énigme du rôle de Camille, endossé par la réputée Adeline d’Hermy de la Comédie Française. Son jeu équivoque crée un malaise car on peine à différencier la comédienne du personnage et on se demande si on peut apprécier l’une sans répudier l’autre. Est-ce là l’apanage des grandes actrices ou une proposition de jeu qui tombe un peu à côté ? La question reste sincèrement ouverte pour
l’auteur de ces lignes.

Au final, la mécanique de l’ensemble se grippe à merveille. Après s’être facilement identifié aux élans passionnés des amants, le public assiste impuissant au désastre de l’amour perverti par l’orgueil. Au-delà du comique des situations, les mots fusent comme des couteaux, les personnages tissent malgré eux la toile tragique de leur destin et sonnent le glas d’un romantisme qui ne vibre que pour ses transports.

Longtemps après les saluts, ébahis et reconnaissants de ce moment de théâtre exceptionnel, de ceux qui donnent à penser nos conditions humaines – sans les moraliser -, on reste avec cette question existentielle : peut-on aimer sans se brûler les ailes, sans souffrir de ce sentiment qui fait se sentir si vivant ? Les Hommes comme les artistes n’ont – heureusement – pas fini de chercher l’impossible réponse.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

On ne badine pas avec l’amour, d’Alfred de Musset, au Théâtre de Carouge, du 28 février au 26 mars 2023.

Mise en scène : Jean Liermier

Avec : Simon Aeschimann, Gaspard Boesch, Adeline d’Hermy De La Comédie-Française, Cyril Metzger, Frank Semelet, Nastassja Tanner, Christine Vouilloz et Roland Vouilloz.

Photos : © Carole Parodi

[1] Elle prend la défense des femmes, prône la passion, fustige le mariage et lutte contre les préjugés conservateurs. Elle provoque par sa vie amoureuse agitée et ses tenues vestimentaires masculines dont elle a lancé la mode tout comme le fait de prendre un pseudonyme masculin.

[2] Musset « finira » d’ailleurs bibliothécaire au ministère.

[3] Autant d’acteurs qui ont joué Perdican, de 1861 à 2023 en passant par 1977.

[4] Critique dans le Tribune de Genève du 01.03.23

[5] Les histoires d’amour finissent toujours mal… en général.

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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