La Gènance des auto-tamponneuses : remettre l’individu au centre
Pour la deuxième saison consécutive, La Pépinière collabore avec le Théâtre du Loup, en proposant des interviews de porteur·euse·s de projet de la saison. Fabien Imhof a rencontré Steven Matthews, à quelques jours de la première de La Gènance des auto-tamponneuses.
La Pépinière : Steven, bonjour et merci de nous recevoir ce matin. Dans ce spectacle, il est question de polarisation du monde, entre des adages qu’on entend souvent, la question de la déconstruction et cette idée de cancel culture. Pourquoi cette thématique et que peut apporter le théâtre dans cette réflexion ?
Steven Matthews : La question, c’est plutôt : « comment cela se fait qu’on ne soit pas tou·te·s en train de parler de cela tout le temps ? ». Cela m’obsède depuis environ quatre ans, depuis la période du Covid : ces questions de polarisation, de wokisme ou pas, de cancel culture ou non. Le simple fait d’évoquer ces termes fait qu’on sait déjà dans quel camp on se trouve. Selon les uns, cela n’existe pas, selon les autres c’est autre chose : ce n’est pas de la cancel culture, c’est la libération des minorités par exemple. J’essaie vraiment de comprendre ces sujets en écoutant les deux camps – s’il n’y en a que deux. Tout cela me fascine. Il y a effectivement des événements qui méritent qu’on réagisse : quand on muselle les artistes ou quand on réécrit des livres. Ce sont peut-être des exemples minimes de ce qui s’est passé, mais cela existe. J’ai constaté ce phénomène en 2017-2018 : on est plus fébrile quand on parle de certains sujets, ou quand on fait des blagues dessus. J’avais vu une artiste faire son spectacle dans un festival queer et se faire cancel en direct. Cela a vraiment été le premier contact avec ce phénomène pour moi. Ce n’est pas forcément nouveau que l’humour offense, mais peut-être qu’on le remarque plus aujourd’hui. On est exposé à tellement de contenu qu’on rit sans doute moins facilement. Cela traverse l’histoire. D’ailleurs, on a fait une résidence sur ce sujet à Pitoëff pendant un mois avec des artistes. J’avais lu la préface du Tartuffe de Molière, et il disait des choses tellement contemporaines. Il disait justement que cette pièce qu’il avait écrite, c’était la plus scandaleuse et qu’il avait dû changer mille fois son texte, parce que cela soulevait trop de rétorques. Et il disait : « Mais moi je comprends, parce que l’humour peut effectivement très vite devenir méchant et dénigrant. » Donc la limite est extrêmement difficile à trouver et c’est un peu ce qu’on cherche ici. Alors, quand j’ai vu cette artiste se faire canceller en live dans ce festival, cela m’a vraiment choqué. Cela a choqué tout le monde. Et maintenant c’est comme si c’était devenu normal. Donc c’est devenu ridicule de dire « On peut plus rien dire ! » Mais en même temps, on sait très bien qu’il y a plein de choses qu’on ne peut pas dire. C’est cela qui m’obsède, particulièrement concernant le genre, qui est le sujet que j’ai investigué le plus dans ces dernières années, à travers de nombreux livres et qui touche à des domaines d’expertise qui dépassent un peu tout le monde.
La Pépinière : Je me questionnais aussi sur ce titre, assez original, avec ce « Gènance », qui est un peu à la mode, ou qu’on entend en tout cas de plus en plus souvent. Et puis cette idée des auto-tamponneuses. D’où est-ce que c’est venu ?
Steven Matthews : En fait, c’était un peu pour rigoler, de dire « la Gènance », par rapport aux gènes, parce que je pense que le livre qui m’a le plus influencé dans l’écriture, c’est The Blank Slate (traduit par Comprendre la nature humaine en francelais) de Steven Pinker. Il dit qu’il y a un dogme de la table rase dans nos sociétés depuis une vingtaine d’années qui consiste à croire que tous nos comportements s’acquièrent, et qu’on n’a rien d’inné. Je trouve que c’est vraiment très intéressant. Donc cela touche au thème de l’inné et de l’acquis, qui est un des nœuds de la polarisation, je dirais, même si on ne s’en rend pas forcément compte. Quand on creuse, on prend conscience que beaucoup disent que le genre, par exemple, puisque c’est la question qui m’intéresse, s’est construit socialement. Et cela va jusqu’à un déni de la biologie. C’est pour cela que j’ai écrit La Gènance : il y a des différences entre toi et moi, et entre les deux premiers venus, qui sont d’ordre génétique. Cela ne veut rien dire d’autre que ce que cela veut dire, mais beaucoup interprètent cela comme : « C’est comme cela, et c’est fatalement comme cela. » Je pense que c’est vraiment le clivage majeur : à la seconde où on invoque la nature, c’est pour perpétuer une certaine tradition, comme pour dire qu’on ne peut rien y faire, que c’est terminé, et qu’il ne faut pas essayer de changer les choses. Je ne sais même pas si cela va transparaître dans le spectacle, mais c’est l’analyse que j’en fais. Et puis les auto-tamponneuses, c’est une image de nous tou·te·s qui sommes en train de nous foncer les un·e·s sur les autres.
La Pépinière : Cette vision des choses correspond bien à la vision de la Cie Don’t Stop Me Now, qui cherche à prendre un peu de recul, essayer de montrer sans juger, ni prendre parti ? Le tout sous la forme d’une comédie musicale ?
Steven Matthews : Je pense qu’on y arrive finalement dans ce spectacle : on n’est pas en train de dire aux gens ce qu’il faut penser. Pour ce qui est de la forme, il y a effectivement quelques chansons qui ponctuent la trame. Il y a toujours eu de la musique dans nos spectacles, et je suis moi-même musicien, donc je crois que ça vient assez naturellement. Je dirais même que je regrette qu’il n’y en ait pas plus. Il y a beaucoup de parlotte et de débats. La critique que je ferais moi-même au spectacle, c’est qu’il n’y a pas vraiment d’histoire : ce sont plutôt beaucoup de débats et de gens qui s’engueulent.
La Pépinière : Comme tu le disais, on fait face à des avis assez tranchés et des opinions assez radicales. Comment, à ton avis, ce spectacle peut-il permettre de dépasser ça, de comprendre aussi les arguments opposés, d’apporter un avis plus nuancé ? Ou pas d’ailleurs…
Steven Matthews : J’ai tendance à penser que cette idée d’identité de groupe, de classer les gens selon des critères comme la couleur de peau, le genre, etc, ça existe bien sûr, mais pour moi, on est des individus avant tout, qui sommes tou·te·s différent·e·s. Je crois sincèrement que cette histoire de spectre de genre est confondue avec cette réalité-là. Certains personnes vont arguer qu’il y a un spectre de sexes, parce qu’il n’y a pas deux organes génitaux pareils. Mais ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas deux sexes, bien qu’il y ait des personnes intersexes. Tout cela pour dire que je pense que beaucoup confondent le fait que chacun·e est un individu différent. Si on pouvait se mettre d’accord sur cela, cela voudrait dire que c’est plus dur d’être tolérant·e, parce que tout le monde est différent, mais c’est comme ça qu’on vit en société aussi. Et c’est facile de désigner les méchants, c’est vieux comme le monde, et c’est plus facile de le faire envers une minorité. J’ai beaucoup de peine avec cette catégorisation.
La Pépinière : Pour porter ce spectacle, il y a donc une grosse équipe, avec pas mal de comédien·ne·s au plateau et plusieurs trames dans l’histoire. Comment cela va se présenter ?
Steven Matthews : Le nœud principal de la trame, c’est un colloque dans une crèche, qui amène des débats sur le genre. Chacun·e y va de son opinion, et on déconne un peu avec cela. Ce sont plus des tableaux qu’une trame suivie. Au centre, il y a quand même la petite Jeanne, qui est le nœud des colères de tout le monde.
La Pépinière : Concernant la scénographie, on retrouve la même esthétique que dans les précédents spectacles, avec beaucoup de jeux de lumière ?
Steven Matthews : On a une scénographie beaucoup plus légère cette fois. On a constaté avec Biais aller-retour que c’était tellement imposant, que c’est compliqué pour une tournée. Je ne sais pas si on va tourner avec ce spectacle, mais je voulais quelque chose de beaucoup plus léger. Et il y aura beaucoup de jeux de lumière et de son qui viendront appuyer les ambiances.
La Pépinière : Je vais conclure avec ma question un peu piège : pourquoi est-ce qu’il faut venir voir ce spectacle ?
Steven Matthews : Je pense que l’ambition serait d’apaiser les tensions, mais ça fait un peu mégalo ! Donc je dirais qu’il faut venir pour rigoler, pour être ému·e, pour réfléchir et passer un bon moment.
La Pépinière : Merci beaucoup Steven pour ce moment d’échange !
Propos recueillis par Fabien Imhof
Infos pratiques :
La Gènance des auto-tamponneuses, de Steven Matthews et Cécilia Olivieri, Cie Don’t Stop Me Now, du 12 au 24 novembre 2024 au Théâtre du Loup.
Conception et mise en scène : Steven Matthews
Avec Félicia Baillifard, Gaspard Boesch, Anne-Shlomit Deonna, Salma Gisler, Lorin Kopp, Lilas Morin, Aziz Ouedraogo et Mirko Verdesca.
https://theatreduloup.ch/spectacle/la-genance-des-auto-tamponneuses/
Photos : ©David Kretonic