Le banc : cinéma

La Haine : 24 heures de la vie en banlieue

Une émeute dans la cité, l’arme perdue d’un policier, les errances de trois amis… sur un rien, Mathieu Kassovitz réalise un grand film brut d’une violente incandescence.

La modernité se joue parfois sur des détails. Pour La Haine, le réalisateur Mathieu Kassovitz a eu l’idée géniale de placer le générique de fin de son film d’entrée. Cela semble anodin, voire même contre-productif de devoir visionner toute une fiche technique que le public ignore généralement mais cela ne l’est pas. En agissant ainsi, La Haine se termine de manière beaucoup plus brutale et les spectateurs, en état de choc, se retrouvent jetés au milieu de la rue, de retour dans la réalité quotidienne, en quelques minutes à peine. De quoi ressentir avec d’autant plus de force la violence générée par la photographie.

Car La Haine est un film violent, à l’image des manifestations parisiennes qui alternent les plans de manifestants et de policiers, donnant un aspect documentaire au film même si Kassovitz a choisi son camp.

Tout tend à la vérité, à tout le moins au réel, jusque dans les prénoms des personnages qui reprennent ceux des acteurs. Le film débute ainsi par un flash d’informations : des émeutes se sont déroulées dans le quartier des Muguets à la suite d’une bavure policière… En orbite de cette actualité, durant 24 heures[1]  nous allons suivre le quotidien de trois amis, Vinz (Vincent Cassel), Hubert Dia (Hubert Koundé) et Saïd (Saïd Taghmaoui) dans la cité.

« C’est l’histoire d’un homme qui tombe du 50e étage d’un immeuble. Tout au long de sa chute, il se répète sans cesse, pour se rassurer : jusqu’ici tout va bien, jusqu’ici tout va bien…

Premier véritable grand rôle (et quel rôle !) pour Vincent Cassel, qui illumine chaque scène de son talent, par sa violence mais aussi sa vulnérabilité, La Haine est aussi le deuxième long métrage écrit et réalisé par Mathieu Kassovitz. Après la comédie de mœurs (Métisse, 1992), ce drame social allait le placer au firmament des cinéastes français les plus en vue au tournant du XXIe siècle.

Si l’appellation « film générationnel » n’était pas galvaudée, c’est pour ce film qu’elle devrait s’appliquer : les frères et sœurs qui ne se parlent qu’en s’insultant, les jeunes de banlieue avec leur argot et leur haschisch ; Saïd qui n’a que l’argent en tête, Vinz qui vit les manifestations comme une guerre civile ou une révolution… Kassovitz brosse parfaitement son étude de mœurs en tentant d’embrasser la banlieue dans toute sa diversité (Hubert est noir, Saïd maghrébin et Vinz juif).

 

Et puis, il y a l’hommage à ses modèles, comme quand Cassel, devant sa glace rejoue une scène culte de Taxi Driver (« C’est à moi que tu parles ? ») ; ou encore lorsque deux caïds discutent de savoir qui, d’Hercule ou Pif le chien, est le plus fort ? Comment ne pas y voir un clin d’œil aux truands de Reservoir Dogs analysant les paroles de Like a Virgin de Madonna[2] [2] ? En 1995, Quentin Tarantino a obtenu la Palme d’or à Cannes pour Pulp Fiction et fait déjà figure de cinéaste culte.

Ralentis esthétisants, coupures de fins de scènes qui sont autant de gifles ou de coups de poing (c’est comme ça que le spectateur prend ce film), sans compter la face caméra comme marque de fabrique (à moins que ce soit un moyen de bousculer les codes du cinéma traditionnel), on a le sentiment qu’avec La Haine, Mathieu Kassovitz a conscience de réaliser son chef-d’œuvre, sans que cela nuise nullement à sa qualité. Au contraire, en assumant son ambition, il se permet de la déployer.

… mais l’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage. »

Du fait de l’absence d’intrigue, on a parfois l’impression que les scènes s’enchaînent comme autant de sketchs. En réalité, cette absence de lien sert aussi à montrer le vide de l’existence en banlieue, pour cette jeunesse désabusée en tout cas, et l’ennui qui rythme ses heures. Car de l’intrigue, en définitive, il y en a, mais elle est noyée dans une lenteur, une nonchalance qui la fait bien souvent sous-estimer : l’agression d’Abdel, les émeutes du quartier et le saccage du commissariat en représailles, l’arme perdue par un policier, Vinz qui l’a récupérée… et pour en faire quoi ?

Les scènes d’affrontements avec la police sont impressionnantes. Mathieu Kassovitz n’a pas son pareil pour insuffler de la tension là où d’autres se seraient contentés de suspense. Il est aidé en cela par une musique en synchronie (reggae, rap, hip-hop et soul) signée Bob Marley, Isaac Hayes, Cut Killer ou encore Beastie Boys…

Enfin, il y a la virée des héros à Paris, qui prend presque des allures d’événement pour eux, par trop habitués à être circonscrits dans leur cité. Elle a, en tout cas, valeur d’errances pour ces personnages, et de parenthèse pour nous, histoire de souffler quelque peu. Même si la réalité se rappelle bien vite à nos souvenirs (guerre en Bosnie, mort d’Abdel…) ; et aux leurs : quoiqu’ils fassent, leur naissance leur collera à la peau, plus indélébile qu’un tatouage. Cela vaut-il la peine de se battre ? À travers La Haine, Mathieu Kassovitz ne nous propose pas sa propre réponse, il nous la crache au visage.

Bertrand Durovray

Référence : La Haine de Mathieu Kassovitz. Avec Vincent Cassel (Vinz), Hubert Koundé (Hubert Dia) et Saïd Taghmaoui (Saïd). 1995. Noir et blanc. 1 h 38.

Photo : © DR

[1] Tout se déroule sur une journée et cette unité de temps empruntée au théâtre, qui s’affiche sur l’écran (10 h 38, 12 h 43, 14 h 12, 15 h 47, 17 h 04, 18 h 22, 20 h 17, 22 h 08, 00 h 33, 02 h 57, 04 h 27, 06 h 00…), comme un chronomètre ou un compte à rebours, rajoute évidemment de la tension.

[2] sans compter l’impasse mexicaine, situation où trois personnages se menacent mutuellement avec des armes, dont Tarantino s’est fait le chantre et que Kassovitz reprend (mais à deux personnages seulement).

Bertrand Durovray

Diplômé en Journalisme et en Littérature moderne et comparée, il a occupé différents postes à responsabilités dans des médias transfrontaliers. Amoureux éperdu de culture (littérature, cinéma, musique), il entend partager ses passions et ses aversions avec les lecteurs de La Pépinière.

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