Le banc : cinéma

Le hold-up de Tarantino

En 1992, le réalisateur américain Quentin Tarantino entrait par effraction dans l’univers du cinéma avec Reservoir Dogs, un hommage aux films de braquages pourtant résolument novateur dans la forme. La Tarantino’s Touch était née !

La scène d’ouverture est magistrale. Alors qu’il s’agit d’un film de gangsters, on assiste à la réunion de braqueurs de bijouterie prenant leur petit déjeuner au café en philosophant sur le sens des paroles de Like a Virgin de Madonna tandis que la caméra tourne lentement autour d’eux. Tout Tarantino est là : l’esthétisme de la photographie, l’humour et les dialogues ciselés, le côté trash. Il ne manque que la violence mais elle ne va pas tarder (dès la scène suivante, dans la voiture d’Harvey Keitel avec Tim Roth qui agonise).

Joe Cabot (Lawrence Tierney) a constitué une équipe de choc pour organiser le casse d’un diamantaire. Il y a M. White (Harvey Keitel), M. Blonde (Michael Madsen), M. Pink (Steve Buscemi), M. Orange (Tim Roth), M. Brown (Quentin Tarantino)… Mais le hold-up tourne mal. M. Brown est tué, M. Pink gravement blessé. Les protagonistes survivants se retrouvent donc, comme prévu, dans un hangar désaffecté, avec la « surprise » de M. Blonde (un policier pris en otage), bien décidés à débusquer le traître. Car un traître se cache parmi eux. Le réalisateur joue habilement du suspense (même si on apprend le fin mot de l’histoire au bout d’une heure). Il crée surtout intelligemment un récit parcellaire, ponctué par différents flash-backs, qui complètent progressivement l’histoire en montrant la manière dont les braqueurs ont été recrutés, leur fuite après l’échec du casse…

Choc

Il faut se souvenir du choc ressenti à la sortie du premier film de Tarantino, pas tant par son originalité[1] ou sa violence exacerbée (Scorsese, Coppola et De Palma avaient déjà fait pas mal dans le genre), ; mais ce qui surprend le plus, immédiatement, c’est le contraste. Tout est saturé à l’extrême. On passe donc, sans transition, d’un infini petit déjeuner volubile à une scène d’une violence inouïe, d’autant plus violente qu’on n’y est préparés.

Outre le caractère bavard du film (et des réalisations de Tarantino dans leur ensemble), l’autre caractéristique de Reservoir Dogs est d’être un film de gangsters où le braquage n’est pas montré. Comme l’essentiel se situe dans l’entrepôt où les braqueurs sont censés se retrouver, le hold-up en tant que tel est traité en flash-backs, non pas filmés mais racontés par différents protagonistes. C’est comme montrer l’entraînement de joueurs de foot, s’arrêter au coup de sifflet lançant la partie et se contenter de l’analyse des commentateurs sportifs ! Outre la frustration générée, cela va à l’encontre même du cinéma (l’action aux dépens de la description). Mais Quentin Tarantino n’en a cure. Les règles, c’est fait pour être transgressé ! D’autant que ce parti pris permet plusieurs versions d’une même situation et, donc, une vérité aux contours flous.

Dramaturgie

Par-delà la profonde connaissance cinématographique du réalisateur, il y a surtout un talent d’auteur. On pourrait presque dire de dramaturge. Ainsi, le scénario est conçu comme une pièce de théâtre. En tant que telle, Tarantino utilise ingénieusement l’unité de lieu, de temps et d’action. Ce qui apporte une tension et un rythme tout à fait certains. Mais le réalisateur est au moins aussi habile monteur (pas au sens propre du terme puisque celui-ci incombe à Sally Menke). S’il n’atteint pas le summum de Pulp Fiction, le découpage de Reservoir Dogs sert néanmoins utilement le propos (on pense aux détails pour rendre réelle l’histoire fictive du haschisch de Tim Roth dans les toilettes avec les policiers qui est un parangon d’écriture scénaristique, voire même d’écriture tout court).

De fait, images et scènes d’anthologie se succèdent : Buscemi à terre et Keitel debout, se menaçant l’un l’autre, l’équipe qui marche en costumes-cravates noirs et chemises blanches sur fond de Little Green Bag de George Baker, la mesquinerie de Buscemi au moment de donner un pourboire à la serveuse, la danse de Michael Madsen sur Stuck in the Middle with You, l’attribution des surnoms (S. Buscemi ne voulant pas être M. Pink !), jusqu’à l’impasse mexicaine finale[2].

Narration non linéaire

Toute la Tarantino’s touch est déjà présente dans Reservoir Dogs. En germe, on retrouve l’éclatement du récit que le réalisateur poussera à son paroxysme dans Pulp Fiction, le huis clos et le traître qu’il réutilisera pour Les huit salopards, l’importance de la musique dans ses réalisations. Là, elle donne un côté rétro à un film pourtant résolument moderne dans sa forme (on pense par exemple aux cadrages en caméra subjective, champs en plongée et contre-champs en contre-plongée quand Keitel, au sol en train de réconforter Roth, répond à Buscemi debout). Ce n’est pas encore le séisme de Pulp Fiction, la renommée internationale qui allait s’ensuivre et l’empreinte que le réalisateur devrait laisser sur le 7e art[3] mais avec Reservoir Dogs, Quentin Tarantino, à l’aube des années 90, donnait déjà un grand coup de pied dans la fourmilière du cinéma. Salvateur, à défaut d’être tout à fait révolutionnaire.

Bertrand Durovray

Référence : Reservoir Dogs de et avec Quentin Tarantino, avec également Harvey Keitel (M. White), Tim Roth (M. Orange), Michael Madsen (M. Blonde), Steve Buscemi (M. Pink), Chris Penn (Eddie « le gentil » Cabot), Lawrence Tierney (Joe Cabot)… 1992 (1h40)

Photos : © Live Entertainment

[1] L’idée (de même que les retours en arrière qui bousculent la chronologie) de Reservoir Dogs trouve un écho assez saisissant dans cette histoire de braquage sur les champs de course qui finit mal, filmée par Stanley Kubrick dans L’Ultime Razzia (The Killing) en 1956.

[2] Situation dans laquelle au moins trois individus se menacent mutuellement.

[3] L’intégration de dialogues dans la bande originale du film est une nouveauté à mettre à son actif.

Bertrand Durovray

Diplômé en Journalisme et en Littérature moderne et comparée, il a occupé différents postes à responsabilités dans des médias transfrontaliers. Amoureux éperdu de culture (littérature, cinéma, musique), il entend partager ses passions et ses aversions avec les lecteurs de La Pépinière.

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