Les réverbères : arts vivants

La Mémoire et … les mères

Rappelle-toi maman… Ceci n’est pas un spectacle sur ma mère de et par Cléa Eden et Charlotte Riondel du 10 au 22 janvier à La Parfumerie.

Les deux comédiennes aux sourires généreux accueillent le public de manière légère et l’on s’attend aux quelques mots de bienvenue et la sempiternelle et plus qu’utile recommandation de bien vouloir éteindre les téléphones portables, ce qui ne manque pas de se passer. Cependant, et c’est la première subtilité de cette mise en scène, cet avant-propos sur le ton de « je vais vous expliquer comment… tout ça… » est en fait plus que le prologue du spectacle : le public y est de plain-pied depuis le début et il faut bien dix minutes pour s’en rendre compte. Subtil.

La franche complicité qui existe entre les deux comédiennes est à l’image de celle des duettistes de cabaret que furent les Frères Ennemis. Leur duo est vif, sincère, drôle et pertinent et surtout en parfait équilibre.

Donc on nous explique que la genèse de ce spectacle est issue des scories du COVID et d’un spectacle annulé et reporté qui portait le titre de Matrices. En nous la « faisant courte » – mots qui deviendront un gimmick (in)volontaire – la genèse du spectacle précédent nous est donc dévoilée et devient le spectacle lui-même, un spectacle gigogne en quelque sorte.

« Questionner nos mères sur le fait de l’avoir voulu et de l’être », tel est le cœur de Matrices. Et les deux comédiennes nous font entrer dans leurs familles et dans l’arrière-boutique des souvenirs qui y sont attachés. Cette collision frontale de deux réalités familiales, de deux vérités est la base de bien des comédies à l’image des Groseille et des Lequenois dans le film La vie est un long fleuve tranquille.

Or ici, nous sommes dans la réalité, dans la vraie vie, avec sur scène les authentiques héroïnes et dans la salle, les vrais personnages. Cette situation apporte au spectacle comme une odeur de linge dans l’armoire ou de bonbons menthe dans les tiroirs des grand-mères et l’on goûte en grand curieux aux joyeusetés des Music-Hall familiaux. Car, on le sait, chaque famille possède ses artistes et les légendes qui leur sont attachées et les deux comédiennes en grandes marionnettistes manipulent avec joie les ficelles des personnages de leurs mères et grand-mères.

Dès lors, le public est plongé dans les fêtes de famille. Il visite la galerie des portraits qui passe de l’immobilité du noir-blanc aux selfies. Il écoute les anecdotes cent fois rabâchées par une aïeule exubérante et jubilatoire et découvre le plan de table où chacun des membres de la famille est assis tel un final d’Hercule Poirot. C’est drôle, sincère, et dans ce voyeurisme imposé chacun·e revoit les spécificités de sa propre famille et s’en amuse sans doute.

Car c’est de la mémoire dont il s’agit. Incarnée par une grand-mère, symbolisée par des photographies et des objets, verbalisée par des mères et interrogée par des enfants qui n’en portent plus que le titre. Il s’agit bien de mémoire et non de vérité. Car les souvenirs évoqués ne sont que des vérités reconstituées que l’on prend pour la réalité passée et que l’on accepte avec amour. Sans cela, tout ne serait que balivernes et c’est bien le cœur de ce spectacle. Aimer, c’est se réjouir que quelque chose existe ; ici, c’est la mémoire.

Dès lors, l’espace scénique vide au début du récit va être peu à peu comblé par des troncs déposés pêle-mêle, à la symbolique évidente. Il est impossible d’être nu d’histoire, seuls les abeilles et les chats le sont. Le passé des autres nous habite et les deux comédiennes tentent un retour avec des questions d’enfant qui plongent rapidement les parents dans le sable : « Pourquoi j’suis né ? Pourquoi tu m’as fait ? C’est vrai que tu vas mourir ? »

De tous ces légitimes questionnements arrive une conclusion charnelle, philosophique et tragique de réalité proposée par ce sensible spectacle. Loin des santons de familles, loin de l’oncle rigolo, de la tante acariâtre et du cousin boutonneux, il y a la mère dont finalement on comprend qu’elle n’est pas un archétype, un concept, une forme de représentation donnée a priori, mais qu’elle est bien la fille de quelqu’un. Une belle fin amenée par un duo complice.

S’ensuit un tableau, telle une plongée dans la psyché des personnages avec une symbolique ombilicale que chacun avait compris depuis longtemps. Enfin, le spectacle affiche une rupture sèche entre les deux narratrices à l’image de celle pratiquée par Michel Boujenah avec une réconciliation de cour d’école.

Ce n’est pas le moindre des mérites de ce spectacle que de mettre en avant ce dernier acte sacré qui est d’aimer les autres… Parce qu’ils sont nous-mêmes, parce que nous partageons la même histoire.

Jacques Sallin

Infos pratiques :

Ceci n’est pas un spectacle sur ma mère, du  10 au 22 janvier 2023 à La Parfumerie.

Conception :  Cléa Eden et Charlotte Riondel

Avec  Cléa Eden et Charlotte Riondel

Photos : © Giona Mottura

Jacques Sallin

Metteur en scène, directeur de théâtre et dramaturge – Acteur de la vie culturelle genevoise depuis quarante ans – Tombé dans l'univers du théâtre comme en alcoolisme… petit à petit.

Une réflexion sur “La Mémoire et … les mères

  • Giroud Alexis

    Trop heureux d’avoir partagé un moment avec toi. Merci de ta présence à Sembrancher. Je me réjouis de te retrouver dans tes oeuvres. Amitiés,
    Alexis Giroud

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