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La mémoire libérée

« Petit, mon frère m’avait prévenue : « Tu verras, ils me croiront mais ils s’en foutront complètement. » Merde. Il avait raison. Bon, ben s’ils ne comprennent pas, on va leur expliquer. » (p.167)

Avec son premier ouvrage, La grande familia, Camille Kouchner nous plonge au cœur de sa famille et s’extirpe, quant à elle, d’un silence qui aura duré trente ans. Elle nous révèle, dans ce récit autobiographique, une histoire poignante et intime qui aura l’effet d’une bombe. C’est le récit d’un inceste commis par son beau-père, Olivier Duhamel, sur Victor, le frère jumeau de Camille Kouchner, dans les années quatre-vingt.

L’autrice nous dévoile son enfance bercée par les débats philosophiques, les joies, les rires, la tendresse à l’égard sa mère, les pleurs et les drames familiaux. Entourés par la grande familia, un groupe d’intellectuels se retrouvant chaque été à Sanary-sur-Mer, dans le département du Var, Camille Kouchner et ses frères et sœurs grandissent dans un paradis malsain, quoiqu’à première vue séduisant. C’est à travers les yeux de l’écrivaine, qui grandit au fur et à mesure du récit, que nous percevons les défauts, les travers et les tourments qui sévissent au sein de la grande familia. Nous suivons Camille Kouchner au rythme des souvenirs ensevelis qui émergent peu à peu.

L’inceste apparaît brusquement au milieu du livre, pourtant, Camille Kouchner l’a installé de manière subtile dès l’apparition du beau-père. Son frère jumeau, qu’elle surnomme Victor dans le livre, se refuse à parler et demande à sa sœur d’en faire autant. S’installe alors un silence étouffant. En évoquant son beau-père, Camille déclare : « Il entrait dans ma chambre et par sa tendresse et notre intimité, par la confiance que j’avais pour lui, tout doucement, sans violence, en moi, enracinait le silence. » (p.107) Camille Kouchner nous livre ainsi une description très frappante de sa culpabilité grandissante, qu’elle compare à une hydre évoluant au fil du récit, changeant de visage et se multipliant. Malgré l’emprise du beau-père qui la submerge, elle parvient à partager avec ses lecteurs ce que tout le monde savait déjà dans sa famille. Nous ressentons ainsi l’émotion et le poids du temps qui passe à travers le style vif, tranchant et à la fois poétique de l’autrice. Camille Kouchner arrive également, avec une sublime délicatesse, à retranscrire sa lutte interne entre l’abandon, la déception et l’amour incandescent qu’elle éprouve pour sa mère. « Lorsque ma mère vient voir ma fille, je redeviens son bébé. Je caresse sa peau, je me restaure à la douceur de son regard. Je revis sa profondeur. » (p.149) Nous vivons ainsi la tendresse d’une enfant, malgré l’incompréhension et le poids des mots.

C’est un récit poignant et courageux sur le consentement, la culpabilité, l’amour et le deuil. À travers cette histoire, le processus d’écriture devient, pour Camille Kouchner, sa manière de dénoncer, après de longues années de silence, le crime de son beau-père coupable. Entre les naissances et les suicides, nous découvrons dans La familia grande une insouciance perdue, une mémoire rongée, mais une parole libérée.

« Les mots, ces mots que Victor est en train d’entendre. Les mots, ces mots que je n’ai eu de cesse d’aller chercher durant mes années de droit et qui n’ont pas suffi jusque-là. Les mots, ces mots que j’attendais. Je ne suis plus la seule à les prononcer. » (p.179)

Noah Grisoni

Références : Camille Kouchner, La familia grande, Paris, Éditions Seuil, 2021, 205 p.

Photo : © philm1310

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