La patience du serpent (Anne Brécart) : Malaise dans la civilisation
« La peau de Christelle se recouvrait d’une fine couche de transpiration, pendant que le chamane entamait une mélopée, puis chacun remerciait la terre nourricière pour le maïs, les fruits et les légumes qu’elle leur offrait. Lorsque la chaleur devenait intenable, une des quatre portes était ouverte, l’air de la nuit paraissait incroyablement frais à Christelle qui le buvait comme si c’était de l’eau. » (p. 70)
Greg et Christelle, un jeune couple suisse dans la trentaine, décident de partir à bord de leur minibus avec leurs deux enfants sans destination précise. Pour Christelle, « le hasard ne suffit pas pour avoir l’impression d’habiter un endroit. Nous sommes partis à la recherche de notre vraie patrie, une patrie choisie et non pas imposée. » (p. 179) Cette famille en quête de sens finit par s’établir au Mexique, à San Tiburcio – ni par choix, ni par contrainte, mais poussée par une sorte de destinée. La petite famille semble dans un premier temps s’intégrer, comme « [t]ous les néo-babas, qui se retrouvent à San Tiburcio et dans d’autres spots idylliques du monde, refusent de faire du travail leur seule perspective, ne voyant pas pourquoi ils devraient perdre leur vie à la gagner. Ils méprisent la société de consommation et cherchent d’autres valeurs. » (p. 21)
Une rencontre change pourtant rapidement le cours des choses. Ana Maria Engel, issue d’une famille d’expatriés polonais ayant fui l’antisémitisme et devenue relativement aisée grâce à l’immobilier, se retrouve un beau matin sous l’arbre faisant face à la maison du jeune couple – mutique, mystérieuse. Ce n’est que plus tard qu’elle propose à Christelle de venir à la maison blanche, surplombant le village, où elle vit avec son frère German. La Suissesse finit par accepter, attirée par la promesse d’un logement. L’apparition du frère et de la sœur Engel marque un tournant dans l’aventure mexicaine. En effet, German est resté bloqué dans un monde imaginaire datant de l’Europe de son grand-père, et demande à Christelle d’endosser le rôle d’un personnage imaginaire, Charlotte, réminiscence de sa grand-mère. Cette situation crée un malaise permanent, au centre du récit.
Toutefois, ce malaise, qui pourrait créer une tension au sein du récit, a fini par empiéter sur mon expérience de lecture. J’ai été en effet gêné par de nombreux points de l’intrigue qui m’ont laissé dubitatif : les personnages, par exemple, semblent tous se rencontrer par hasard, et l’irruption d’Ana Maria Engel dans la vie du couple arrive sans raison, sans véritable attention portée à une vraisemblance minimale. La réaction de la mère de famille, lorsqu’elle découvre cette inconnue mutique dans son jardin, paraît tout aussi peu crédible :« [Christelle] la salue d’un Hola bruyant et enthousiaste. L’autre ne bouge pas, fixant la portière du bus comme si elle attendait que toute la famille en sorte. Quelque chose dans l’immobilité de la jeune femme empêche Christelle de s’en approcher. Elle lui demande ce qu’elle veut mais, devant son silence n’insiste pas. » (p. 23) De plus, la pirouette finale (que je ne dévoilerai pas) s’avère quant à elle aussi rocambolesque qu’attendue, tandis que l’ouverture proposée par la conclusion (qui pourtant devrait semer le doute chez le lecteur) m’a laissé sur ma faim, empêchant une clôture plus affirmée, avec un message plus fort.
De son côté, la vision que porte la famille suisse sur la culture mexicaine et ses rites m’a souvent dérangé ; on ne peut néanmoins pas l’imputer à un manque de connaissance du sujet, étant donné que l’autrice se rend souvent au Mexique où réside une partie de sa famille : « S’est-elle [Christelle] réellement mise à croire aux esprits de la terre et du vent ? Trouve-t-elle un vrai refuge dans cette vision du monde ? En tous les cas, a-t-elle confié à Greg, elle ne veut plus de l’esprit rationnel de l’Occident, elle refuse de séparer le corps de l’esprit et trouve de la consolation dans le rythme lancinant du tam-tam, dans les chants dont elle ne comprend pas les paroles. Elle fait confiance à l’étrangeté du rituel » (p.114). L’appropriation culturelle des coutumes mexicaines, par la famille suisse, les vide de leur sens, les réduit à un simple sentiment d’étrangeté, ce qui a créé un véritable malaise lors de ma lecture.
Le style, parfois lourd, est venu accentuer mon malaise initial pour me donner l’impression d’une accumulation de clichés. Comme avec Greg qui a besoin du surf pour se sentir vivre : « Greg avait toujours eu besoin de provoquer le destin pour sentir qu’une force lui venait en aide. Il aimait cette intense émotion lorsque, de justesse, il évitait une catastrophe. La peur suivie du soulagement. C’était ainsi, à la limite du danger, qu’il se sentait pleinement vivant et, d’une certaine manière, heureux. » (p. 46, je souligne) la profusion hyperbolique et l’appel à une force mystique me semblent ici bien excessifs pour traiter des plaisirs du surf. De même, lorsqu’est décrit le lien qu’entretient Christelle avec Ana Maria : « Ce lien soulage Christelle, comme si cela la tirait du néant dans lequel la projette le bruit assourdissant des vagues. » (p. 64, je souligne) Encore une fois, l’utilisation d’un vocabulaire et d’un style hyperboliques banalisent le propos en lui faisant paradoxalement perdre de sa force.
Doña Rebecca, la couturière du village, avait pourtant mis en garde le lecteur, alors qu’elle s’adressait à Christelle : «Vous savez, je vous dis cela parce que vous m’êtes sympathique mais dans le fond je pense que ces histoires ne regardent pas les étrangers. » (p. 91)
Maicol Neves Leal
Référence : Anne Brécart, La patience du serpent, Genève, Éditions Zoé, 2021, 190 p.
Photo : © Maicol Neves Leal