Du début à la fin : Un cauchemar éveillé

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, Béatrice Laini vous emporte dans une aventure… ou plutôt un cauchemar éveillé ! Elle vous livre un texte régi par le hasard : les phrases initiales et finales sont tirées de romans connus et moins connus, les connecteurs logiques et certains thèmes (en gras) ont été choisis par des lancés de dés… un vrai défi ! Bonne lecture !

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Un cauchemar éveillé

Longtemps, je me suis couchée de bonne heure. Mais ça, c’était avant, au temps où mon sommeil n’était pas encore perturbé. Avant qu’il ne m’arrive l’aventure la plus saugrenue que l’histoire aie jamais connue. À présent, je ne dors plus la nuit. Impossible de ne pas être réveillée par un cauchemar. Toujours le même, qui se répète en boucle. Son contenu est aussi effroyable que les faits auxquels j’ai été confrontée et qui vont à présent vous être exposés. Je viens en effet de passer les mois les plus horribles qui soient. Pendant cette période, j’ai vécu dans la terreur et l’angoisse constantes. Laissez-moi vous raconter, à travers ces quelques lignes, comment j’ai survécu au pire et à l’inimaginable et comment toute cette histoire a commencé.

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Un beau jour, je me suis rendue au cinéma avec mon petit frère. En bon gamin de dix ans, il avait insisté pour que je l’accompagne voir un film du nom de Shrek (si ma mémoire est bonne). Comme, en plus, c’était son anniversaire, il a voulu emmener tous ses petits amis avec lui, ce qui fait que j’étais la seule adulte au milieu de cette horde de morveux (et probablement la seule adulte dans la salle de cinéma, à vrai dire).

En tout cas, je peux vous assurer que tout paraissait au début, tout à fait ordinaire. Et effectivement, tout l’était… jusqu’au moment où, après nous être confortablement installés dans les sièges du cinéma, le film débuta. À ce moment-là, mon malheur commença : je sentis trembler le sol sous mes pieds. Je pensai immédiatement à un tremblement de terre. Mue par l’instinct de survie, je voulus m’enfuir, mais une force invisible me retenait prisonnière. J’étais comme aimantée à mon siège, impossible de m’en départir. Je regardai frénétiquement autour de moi afin d’appeler à l’aide mais mon frère et tous les autres spectateurs avaient soudainement disparu. J’essayai de les distinguer mais en vain, d’autant plus que la salle était plongée dans l’obscurité la plus totale. J’étais seule, dans le noir et l’incertitude ; je n’eus même pas le temps de cligner des yeux que je me sentis soudain projetée dans un vortex engendré par la luminosité cinglante de l’écran de cinéma. Une lumière blanche, éblouissante, rayonnait à travers l’espace. Elle était si puissante que je dus me couvrir les yeux. Puis, lentement mais progressivement, elle perdit en intensité. Lorsqu’elle fut complètement dissipée, je me retrouvai confrontée à un environnement des plus étonnants ! Mon regard parcourut les alentours : des nuances innombrables de vert m’assaillirent la rétine. J’essayai de comprendre où je me trouvais. M’étais-je téléportée dans le film ?! C’est en voulant lever le pied pour explorer cet étrange milieu que je compris où j’avais atterri. J’étais embourbée jusqu’aux genoux. Pas de doute possible :je me tenais au milieu d’un marais. En face de moi se dressait une maison (ou plus exactement : un vieux et large tronc d’arbre dans lequel on avait encastré une porte en bois). Je décidai de m’approcher de la demeure rudimentaire, tout en portant un regard attentif aux environs. J’espérais pouvoir trouver une quelconque hospitalité – ou, à défaut, un début d’explication. En m’approchant de la porte, je parvins à distinguer une pancarte, accrochée aux planches. Une inscription était lisible :

Attention, ogre méchant !

Je sentis mon estomac se nouer et des sirènes d’alarme retentir dans ma tête, d’une intensité à rendre sourd. Une fois de plus, l’instinct me guidait : je devais fuir avant que l’ogre ne m’attrape ! Cependant, une idée me vint à l’esprit : je trouvai cette situation si improbable que je décidai dans un premier temps d’adopter une attitude inhabituelle : l’observation. Pourquoi ne pas profiter de l’occasion pour étudier l’ogre évoluer dans son habitat naturel, à la manière d’un scientifique qui souhaiterait rendre compte d’un comportement pour un documentaire animalier ? J’aurai ainsi tout loisir de déterminer la dangerosité potentielle de la créature. Fière de cette réflexion digne de Darwin, je m’empressai de trouver un endroit où me dissimuler. C’est donc derrière la première souche que je m’installai.

Soudain, un bruit. Je me redressai. Le monstre était là, sur le seuil de sa porte. Il sortait de chez lui (sans doute pour aller chasser une pauvre créature sans défense et la rôtir en guise de repas !). Je retenais mon souffle, par crainte de me faire remarquer. J’observais l’ogre. La couleur de sa peau se fondait à merveille avec le décor marécageux. Il était vêtu d’un pantalon à carreaux de couleur caramel, d’une chemise sale blanc cassé, laquelle était surmontée d’un gilet brun. Ses habits étaient vraiment mal entretenus ! (Logique puisqu’il ne connaissait probablement pas la machine à laver, ni le fer à repasser d’ailleurs…). L’ogre venait probablement tout juste de se lever, car il s’étira et se frotta les yeux (puis se gratta l’arrière-train… il s’agissait là bien d’un ogre !). Même au réveil, il était terrifiant. Ce spectacle était pour moi si curieux, que je voulus dégainer mon téléphone pour l’immortaliser… mais c’est en mettant la main dans ma poche que je m’aperçus que je n’avais pas mon portable. Pourtant j’étais sûre de l’avoir emmené avant de me retrouver dans ce lieu sordide ! Je me souvenais même d’avoir emporté mon appareil photo, à la demande incessante de ma mère, afin de prendre quelques clichés d’anniversaire de mon frère et de ses amis. J’avais sûrement dû les perdre en me téléportant à travers le vortex… Toute cette histoire était de plus en plus étrange. Dans tous les cas, une seule chose était sûre : j’étais dans le pétrin.

Un bruit de pas interrompit ma confusion. Pendant que j’étais perdue dans mes pensées, l’ogre s’était avancé jusqu’à la souche derrière laquelle je m’étais cachée. Dans la panique, je compris que je m’étais mise à l’endroit où il coupait habituellement son bois, car c’est en levant les yeux que je m’aperçus que son corps et son visage étaient penchés au-dessus de moi. Il me dévisageait, les bras levés, tenant une hache à la main et prêt à l’abattre sur la souche. Comprenant le danger imminent, je hurlai de peur et fis mes prières, convaincue que je vivais mes derniers instants. Puis, vint le néant.

Je ne sais exactement combien de temps s’était écoulé mais lorsque je revins à moi, j’étais à nouveau dans le noir. Plongée dans une obscurité quasi-totale, je ne discernai qu’un faible brasier lumineux, qui n’éclairait que très peu l’endroit dans lequel je me trouvais. Où avais-je bien pu atterrir ? L’ogre m’avait-il coupée en rondelles, puis mise à cuire dans son four ? Était-ce mon âme qui contemplait la scène depuis l’extérieur, hors de mon corps ? Je ne savais plus si je devais me mettre à pleurer ou à crier pour appeler à l’aide. Quelle aide, dans tous les cas ? Je ne savais même plus si j’étais encore capable de produire un son quelconque…Où était passé le cinéma ? Mon frère ? Ses amis ? Le public dans la salle ?

Une lumière s’alluma soudain. J’étais toujours dans le noir, mais je pouvais à présent mieux comprendre la scène qui se présentait à moi : l’ogre, installé à sa table, mangeait son repas. Le brasier que j’avais vu tantôt provenait de sa cheminée. En voulant mieux voir, je m’avançai et me heurtai le nez à une surface solide : une porte en bois. Ce que je voyais m’apparaissait entre des planches disjointes. Je compris alors ce qu’il s’était passé : la peur m’avais fait perdre connaissance et, alors que j’étais inconsciente, j’avais été enfermée par l’ogre dans un réduit poussiéreux. Mais pourquoi ne m’avait-il pas mise en pièces pour me manger ? Dans l’immédiat, je l’ignorais, et cette situation était plutôt rassurante (ou pas ?). Combien de temps allais-je rester enfermée ? Je l’ignorais également. D’ailleurs, je ne savais quelle attitude adopter face à cette créature ! Ce n’était pas comme si j’avais eu l’occasion de côtoyer beaucoup d’ogres dans ma vie !

En quête de réponse, je décidai de poursuivre mon observation. Entre temps, l’ogre avait eu le temps de terminer son repas (je n’avais d’ailleurs malheureusement pas réussi à distinguer de quoi il était constitué) s’était levé de table et se tenait à présent face à un mystérieux engrenage encastré dans le mur. « Ciel ! sûrement un mécanisme qui dissimule l’entrée d’une salle de torture ! » pensai-je intérieurement. Je commençai à suer à grosses gouttes. Mes mains devenaient moites, j’étais en panique ! L’ogre allait venir me chercher pour m’écarteler, j’en étais sûre ! Dans un fracas, la porte du réduit s’ouvrit. L’ogre se tenait debout, face à moi et, en contrejour, tel un bourreau. L’heure était (re)venue ! Tout à coup, il me saisit par le bras, me tira hors du réduit et s’exclama :

  • Enfin tu es consciente ! Je t’ai entendue bouger ! Enchanté ! Je m’appelle Shrek et voici mon chez moi, dit-il en souriant et en me présentant son salon avec fierté.

Je me tenais pétrifiée, le regard vide, n’osant ni cligner des yeux ni respirer. Peut-être ne me ferait -il aucun mal si je me comportais en statue de cire ?

  • Je voulais simplement faire connaissance, reprit-il d’un ton aimable. Ce n’est pas souvent que je reçois des visites !

Je croisai son regard, cette fois-ci, mais demeurai toujours physiquement immobile.

  • Eh respire, c’est bon ! Je ne vais pas te manger ! me dit-il en avançant son visage vers le mien.

Son haleine faillit me trahir en me provoquant un haut-le-coeur instantané. Plus que jamais, je retins mon souffle. Si je n’avais pas fini en morceaux dans l’assiette d’un ogre, j’allais périr asphyxiée par son haleine. Quel triste sort ! Voyant qu’il n’était effectivement pas résolu à me manger, je décidai, après avoir inspiré une bonne bouffée d’oxygène, de prendre la parole :

  • Mais…pourquoi m’avoir enfermée ici ? lui demandai-je, la voix légèrement chevrotante
  • Oh ! ça, c’est parce que c’est le seul endroit où je pouvais te mettre en attendant que tu reprennes connaissance ! Comme tu peux le voir, ce n’est pas très grand chez moi. Je vis seul. Et comme tu as pu le comprendre, je fais fuir les gens. Force est de constater que je t’effraie aussi, n’est-ce pas ?

Je lui répondis en hochant de la tête. Alors il éclata de rire. Et tenez-vous bien, car ce qu’il me dit ensuite fut particulièrement renversant !

  • Je sais que je fais peur à tout le monde et cela m’amuse beaucoup. Les gens, vois-tu, préfèrent ignorer la vérité en croyant aux clichés. Je suis un ogre, alors on pense de moi que je mange les gens… mais en réalité, je suis vegan !

À ces mots, j’écarquillai les yeux, interloquée. Je ne savais quoi répondre. Essayait-il de me faire croire des salades ? Voyant mon incrédulité, il se mit à rire de plus belle, puis, poursuivit :

  • En toute honnêteté, tu sais, ça m’arrange que les gens pensent que j’aimerais les dévorer. Je préfère être seul. L’unique inconvénient dans l’affaire, c’est que j’aimerais un jour me marier et avoir des enfants. Mais tu comprends, il m’est difficile de rencontrer des gens, que ce soient des humains comme toi ou des ogresses. Enfin, puisque tu es là aujourd’hui, je me dis que tu pourrais peut-être devenir ma femme ? Qu’en dis-tu d’essayer et de vivre quelque temps ici avec moi ?

Le monde s’écroulait. Pourquoi moi ? J’essayai malgré tout d’esquisser un sourire embarrassé (tout en tentant de dissimuler ma mine déconfite). Je me forçai à répondre poliment, calmement, sans partir en courant :

  • Hum, comment vous dire que…
  • Ma beauté te trouble, n’est-ce pas ?
  • Heeeeu… c’est que je suis confuse. Je ne sais pas comment je me suis retrouvée ici, et vous me faites une proposition de mariage… ne croyez-vous pas que tout cela est un peu précipité ? répondis-je, tâchant de ne pas l’offusquer.
  • Je comprends ton émotion. Ce que je te propose, c’est que tu vives avec moi pendant quelques temps. De cette façon, tu seras à même de prendre une décision d’ici quelques semaines, non ?
  • Bon… entendu, répondis-je sans grande conviction et avec l’envie réprimée de pleurer de désespoir.

La situation ne m’enchantait pas le moindre du monde, mais je n’avais nulle part d’autre où aller. C’est ainsi que je passai trois mois de mon existence aux côtés de Shrek. Durant ces semaines, je découvris, sans grand enthousiasme, la vie et les habitudes d’un ogre. Quant au fameux engrenage encastré dans le mur de son salon, il s’avéra dissimuler non pas un mécanisme ouvrant les portes sur une salle de torture, comme je l’imaginais, mais sur un système d’arrosage pour le potager. Shrek étant vegan, prenait à cœur de cultiver ses propres légumes et d’être le plus écologique, le plus local possible dans sa consommation. Par moments, je me demandai comment tout cela pouvait être réel tant cela me semblait improbable… et surtout, comment j’allais retrouver ma vie d’avant et me sortir de cet enfer.

Trois mois avaient donc passé et moi, j’avais perdu tout espoir de revoir mon frère ou de revenir à mon existence normale. J’espérais simplement qu’en voyant que j’avais disparu, mon frère et ses amis n’avaient pas trop fait les fous dans le cinéma. En outre, je me demandais comment avait réagi ma mère, lorsqu’elle avait su que j’avais laissé, (indépendamment de ma volonté), une bande de gamins de dix ans seuls dans un cinéma… Si j’avais été face à elle, elle m’aurait sûrement passé un savon. Je ne sais pas ce qui était le plus horrible : la situation dans laquelle je me trouvais ou celle qui m’attendait à mon retour à la maison. Et le pire était encore à venir. En effet, il arriva lorsqu’un beau matin, Shrek se mit à genoux et me fit sa demande en mariage. Il me passa un anneau au doigt et me dit qu’il voulait absolument se marier avec moi. Cette fois, c’en était trop ! Je ne pouvais plus rester dans cet endroit infect avec cet ogre vegan… et encore moins me marier avec lui !

Je pris mes jambes à mon cou et m’enfuis, repoussant avec force la porte d’entrée. Je me mis à courir le plus vite possible. Dans ma course effrénée, je trébuchai accidentellement et tombai à terre. Lorsque je voulus me relever, je sentis quelqu’un me saisir le bras et le secouer violemment. Cette même personne m’adressa la parole avec insistance :

  • Hé ho ! Debout là ! Allez !

Pour une raison étrange, je ne parvenais pas à distinguer le visage de la personne qui me secouait de plus belle et qui me criait dessus. Je me sentais soudainement vaseuse. Après quelques instants de confusion, je compris qu’il s’agissait de mon frère. Il était debout à côté de moi, en train d’essayer de me réveiller car j’étais en effet assoupie dans le fauteuil de cinéma. Les lumières s’étaient rallumées, les spectateurs se dirigeaient vers la sortie. Le film était fini. Je n’en croyais pas mes yeux, j’étais revenue dans la salle de cinéma ! Plus de Shrek ! Plus de mariage ! Mon frère me regarda comme si je venais d’une autre planète. Je n’avais jamais été aussi heureuse de le voir en face de moi. Quel soulagement ! Dans un élan d’enthousiasme, je le pris dans mes bras mais il s’en dégagea vivement et en profita pour me glisser une gentille remarque, comme à son habitude :

  • T’as fait que de ronfler pendant tout le film, je n’ai rien compris à cause de toi !

J’ignorai son commentaire et m’empressai de me diriger vers la sortie, impatiente de retrouver ma liberté. En passant la porte de sortie du cinéma, je cherchai mes clés de voiture en tâtonnant mes vêtements. Je plongeai la main dans ma veste. Dans ma poche, un anneau roul[a] sous mes doigts.

Béatrice Laini

Photo : ©12019

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