Les réverbères : arts vivants

Sur nos routes

Avec Camion Variations, dans le cadre du festival C’est déjà demain, Louise Bentkowski et Sahar Souliman, deux comédiennes délicates et sobres, revisitent et adaptent librement au théâtre le film Le Camion de Marguerite Duras. Un voyage poétique vers l’autre et vers soi.

On pourrait définir la vie comme un paysage mélancolique qu’on traverse avec plus ou moins de philosophie. Il y aurait un dehors assez froid avec des routes nationales, des maisons populaires, des usines anxiogènes, de la brume blanche … et la mer au loin. A l’intérieur on espérerait une rencontre et l’amour qui est la seule histoire qui vaudrait la peine. On serait une autostoppeuse d’un certain âge, un camionneur taiseux ou alors une artiste prometteuse.

On essaierait, chacun à sa façon, de trouver du sens à cette existence de banlieue. La vieille femme parlerait beaucoup, on apprendrait que c’est une déclassée de la vie. Le chauffeur fumerait en silence, n’écoutant peut-être pas, faisant son métier, en attendant que son collègue qui dort sur la banquette arrière prenne le relai. La jeune comédienne aurait l’idée d’un spectacle sur la vie qu’on traverse avec plus ou moins de philosophie comme un paysage mélancolique.

L’actrice s’inspirerait pour cela d’un vieux film décalé écrit et réalisé par une artiste non moins décalée du XXème siècle[1]. On y voit Marguerite Duras assise face au comédien Gérard Depardieu lui parlant de cette femme qui fait du stop et de cet homme qui la conduit on ne sait où dans un grand camion bleu…

La comédienne aurait alors imaginé refaire le film sur une scène de théâtre avec l’ambiance sonore originale, des descriptions de lieux projetés à la manière d’une machine à écrire et des bouts de dialogue mis en abyme entre elle et une autre comédienne autour d’une table éclairée par de gros phares de camion, justement.

On transposerait ainsi le cinéma au théâtre pour y dire, comme dans le scénario de Duras, des ombres de pensée sur la solitude subie, le déclassement social, la politique déconnectée, l’espace martien, la poésie du quotidien et l’amour rêvé. Alors chacun.e dans le public pourrait se construire son film et le faire résonner avec sa propre histoire dans une rêverie flottante comme dans un cocon recréé. Seul le bruit inquiétant d’une machine à café nous ramènerait parfois au réel…

L’actrice expliquerait qu’on pourrait ainsi mettre en scène un dispositif original, une ambiance sensible de clair-obscur, un rythme étrange pour dire les mots afin de leur donner tout leur poids (elle dévoilerait d’ailleurs la fausse-bonne idée que ceux-ci leur soient soufflés via une oreillette), quelque chose de sobre et délicat qui s’approcherait de la chanson d’Anne Sylvestre sur les gens qui doutent[2]… Elle défendrait une approche artistique singulière en allant puiser dans une tradition cinématographique déjà en rupture avec son époque, celle d’une nouvelle vague qu’elle aimerait aujourd’hui amener au théâtre, ce métier qu’elle espère pouvoir exercer pour mettre du sens à sa route…

À la fin, on lui dirait que « ce pourrait être un spectacle ». Et elle répondrait : « Mais c’est un spectacle[3] ».

Alors les lumières se rallumeraient, la salle applaudirait la démarche audacieuse, la possibilité d’une rencontre, l’hommage aux Maîtres, le voyage vers l’autre et vers soi, l’espoir porté par celles et ceux qui arrivent. Et chacun.e remonterait dans son camion bleu, reprendrait sa route, un peu moins seul, un peu moins refroidi… rêvant de la mer, un peu moins loin.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Camion variations, d’après le film Le Camion de Marguerite Duras, mardi 5 et mercredi 6 avril à 21h au Théâtre du Loup dans le cadre du festival C’est déjà demain

Mise en scène et jeu : Louise Bentkowski et Sahar Suliman

Photos : © Antoine Girard

[1] Le Camion, de Marguerite Duras, sorti en 1977

[2] https://www.youtube.com/watch?v=uLsjlOLNnJs

[3] Transposition libre du dernier dialogue du film de Duras.

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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