Les réverbères : arts vivants

La vie à l’agonie

À la Comédie de Genève, jusqu’au 28 janvier, Rêve d’automne du grand écrivain contemporain Jon Fosse est mis en scène avec soin par Denis Maillefer pour dire le jeu d’équilibriste que chacun·e tente de mener entre vie, amour et mort.

Ce qui frappe d’abord c’est l’étrangeté splendide d’un plateau qui baigne dans une lumière argentée crépusculaire. Nous sommes dans un cimetière stylisé avec dix-sept tombes carrées placées en diagonale entre deux groupes de sept colonnes réparties de cour à jardin. L’ensemble est très esthétique, ceci d’autant plus que le sol à l’apparence faussement terreuse renforce la sensation que chaque détail scénographique est pensé et bien pensé. Cerise sur le gâteau, le fond de la scène est traversé d’une immense toile sur laquelle sont projetées des images diaphanes dynamiques à mi-chemin entre le réalisme d’une forêt d’hiver et un impressionnisme qui fleure bon la mélancolie.

Ce qui frappe ensuite, ce sont les mots de Jon Fosse, une langue qui montre la fragilité, le paradoxe et la confusion de ces humains qui ont l’air si petits et si seuls face à l’immensité du vertige existentiel. Des mots qui se cherchent, qui tentent un lien délicat entre un père, une mère, une ex-femme, un fils et son amante. Des phrases sans ponctuation, flottantes comme des bouteilles à la mer, dans l’étang de nos innocences perdues.

Récemment auréolé par le prix Nobel de littérature, l’auteur norvégien est connu pour l’originalité de son écriture épurée, répétitive, qui illustre la complexité des relations humaines au quotidien : blessures, solitude et autres joyeuses angoisses sont stylisées dans des moments inachevés, sur des lignes de crête incertaines entre les saisons, le temps qui passe, la vie et la mort.

Rêve d’automne n’y échappe pas. Il est donc question d’un fils qui, venu à l’enterrement de sa grand-mère, se confronte à ses parents qu’il n’a pas revu depuis longtemps et à son ex-femme avec laquelle ils ont un enfant qui a des problèmes de santé. Dans ce cimetière, il y retrouve aussi une ancienne amante qui redeviendra sa compagne… Famille. Amour. Haine. Séparation. Retrouvailles. Fragilité. Sablier. Éphémérité… Dépression saisonnière garantie dans un brouillard de sens qu’on imagine coutumier le long des fjords.

Quel sens donner à ce théâtre purgé de sa dramaturgie ? Ici, nulle intrigue évoluant vers un dénouement. Rien n’y est noué (à part nos ventres), rien ne s’y dénoue (surtout pas nos ventres). Rien ne se résout. Les problèmes exposés perdurent dans un no man’s land mortifère, une zone franche et hors-temps entre crise et résolution. Seul le temps proposera autre chose. Forcément. Beckett, sors de ce corps.

Ce qui frappe alors, c’est la place des silences et du non-dit. La banalité des dialogues cache en effet tout ce qui n’est pas dit, la prédominance de ce qu’on ne saura pas. Les répliques se ressassent comme le hamster dans sa roue et prouvent l’incapacité de communiquer de ces proches qui n’en sont pas moins étrangers les un·es aux autres. On imagine ce non-dit comme un rempart qui empêche drames, rancœurs et autres secrets de famille d’éclabousser pour le compte ce qui reste de dignité à ces âmes déchirées par l’existence.

Jon Fosse nous entraîne ainsi dans le ressac perpétuel des questions existentielles. Comme l’échouage éternel de ces vagues océanes qui sculptent nos rivages intérieurs. Mais qu’est-ce qui change, au fond ? Est-ce que quelque chose bouge sur la plage barjavelienne de la survie de l’espèce ? Continuité du vide et du vertige qu’on repère non seulement à l’intérieur de cette pièce de Fosse, mais d’une pièce à l’autre du grand dramaturge puisque c’est une de ses marques de fabrique, celle d’un dialogue sans fin puisque sans réponse.

L’étrangeté de ce théâtre se répercute bien évidemment sur les choix de mise en scène et la direction d’acteur. Denis Maillefer explique avoir voulu jouer avec l’immensité d’un paysage agonique pour mieux y mesurer la petitesse de nos conditions humaines. Et cela fonctionne. Le décalage ressenti entre ce qui se joue sur scène et notre posture critique de spectateur avoue quelque chose qui ressemble au 80% de l’iceberg caché derrière les apparences du 20% émergeant. Autrement dit, même si nous le masquons, nous ne serions guère différents de ces êtres en perdition et essaierions peut-être avant tout de passer entre les gouttes de l’existence.

Le bizarre de cette confrontation avec ce « théâtre de l’état d’être » doit aussi conduire à une interprétation singulière. Cela ne manque pas et cette étrangeté se retrouve dans la manière dont les acteur·ice·s interprètent le texte. Les inflexions et intonations habituelles vacillent pour produire des manières de dire qui collent à l’atonie thématique. Certains personnages comme le père sont alors volontairement éteints (toujours juste Roland Vouilloz) alors que d’autres, comme la mère, sont travaillés dans l’exagération (Marie-Madeleine Pasquier surlignée en mater dolorosa de Province) On comprend alors qu’on ne cherche pas le réalisme du jeu mais à nouveau un décalage qu’expriment fort bien le fils (Vincent Fontannaz en ingénu désillusionné) ainsi que l’amante, campée par une Isabelle Caillat qui éclate de couleurs et de vie, telle une luciole survivante à jamais[1].

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Rêve d’automne, de Jon Fosse, à la Comédie de Genève du 25 au 28 janvier 2024.

Mise en scène : Denis Maillefer

Avec Isabelle Caillat, Joëlle Fontannaz, Vincent Fontannaz, Marie-Madeleine Pasquier et Roland Vouilloz

Photos : © Magali Dougados

[1] Didi-Hubeman, G. (2009) Survivance des lucioles, éd. de Minuit.

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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