La plume : critiqueLa plume : littérature

L’Amérique du sud à corps et à cris

« Il y a dans le monde des enfants adoptés qui reçoivent tout l’amour dont ils ont besoin et même davantage. Certes, ils ne sont pas amnésiques, mais à un moment donné de leur vie, ils vont rechercher avec fièvre des traces de leurs géniteurs. Cette démarche est inscrite dans les gènes, dans le sang. » (p. 108)

C’est à un ouvrage atypique que nous convie Norbert Jakob avec Ne t’égare pas dans la nuit, et que viennent de publier les éditions Pierre Philippe. Avec ce livre ethnologique qui vire au roman d’espionnage, l’auteur nous entraîne au fin fond de l’Amazonie, à la frontière entre le Paraguay, la Bolivie et le Brésil, pour une plongée sans complaisance dans le milieu des narcotrafiquants sud-américains.

Tout commence au sein de la tribu des Achés Guayakis. Dans les eaux poissonneuses du fleuve Paraguay, les Indiens repêchent un Gringo. Il est grand, avec de profonds yeux bleus, pénétrants, et est amnésique. Comme il est tombé du ciel, les Indiens le nomment Pássaro (oiseau, en portugais).

Contrepied

Où l’auteur apparaît le plus fort, tout d’abord, c’est dans la description des lieux, qu’il fait vivre, ou plutôt dans lesquels il nous fait évoluer. Il y a bien des noms d’animaux (aymara, pécari, capybara) pour le folklore, quelques répétitions un peu cliché (là-bas, tout est « luxuriant »), mais nous sommes néanmoins transportés au milieu de cette forêt équatoriale complètement inconnue, tout comme Pássaro, étranger à ces lieux et pourtant reconnaissant d’y être admis.

« Ils s’enfoncent dans la jungle dense, sombre, où les rayons du soleil ont de la peine à filtrer à travers la canopée… » (p. 22)

Mais, alors qu’on se familiarise, petit à petit, avec cette histoire et ce personnage dont on ignore tout, Norbert Jakob nous met en déroute en changeant subitement de cadre. Pássaro est « abandonné » par la tribu indienne et se retrouve dans le village d’Esmeralda Verdes, où il va tenter de s’intégrer (et accessoirement sauver sa peau !). Exit les descriptions des paysages du début, il se passe enfin quelque chose, pour le meilleur ou pour le pire, dirait le héros. Car, derrière les chercheurs d’or de ce village, pointent déjà les rivalités des gangs, un prêcheur-dealer peu fréquentable et une ex-prostituée carioca à la fois tyrannique et attachante dont s’entiche ce drôle d’oiseau de Pássaro.

Histoires imbriquées

Il y aurait de quoi s’égarer dans ce livre, par la multiplicité des histoires qui naissent du rebond de l’une sur une autre en s’éteignant, surtout par le peu d’informations dont nous disposons, comme le héros. Lui est amnésique, nous ignorants, mais le résultat est le même, nous appréhendons l’histoire par ses yeux et découvrons qui il est en même temps que lui, selon les flashs successifs qui viennent le visiter et parfois, l’accabler. Pássaro, qui se découvre un nom – David Granger – et même deux (mais ça, c’est une autre histoire…) est-il ce mercenaire sans foi ni loi que tout, dans ses souvenirs (expert en armes et violences en tout genre) lui intime ? Sommes-nous ce que notre passé dit de nous ou ce que nous pensons être ? Ces questionnements, heureusement, Pássaro/David ne se les pose pas, et pas davantage Norbert nous les assène-t-il, car l’un comme l’autre semblent avoir en horreur l’analyse et la psychologie.

Pas de réflexion donc, dans Ne t’égare pas dans la nuit, mais de l’action. Pêle-mêle : la rébellion d’un chercheur d’or exploité, l’attaque de Desolation Creek, la scène de la chute de l’avion (née d’un cocktail hallucinogène, le « Magico Negro Cocaïna », dont on imagine bien quel est le troisième ingrédient), celle de l’enlèvement…

« Je suis tombé d’un avion… je sais bien nager… je parle plusieurs langues, je connais le fonctionnement des armes, je manie le couteau comme un artiste de cirque, j’ai pratiqué les arts martiaux. J’ai participé et commis des atrocités entre les dunes d’un désert… et je ne sais toujours pas qui je suis ? » (p. 50)

Outre l’intérêt anthropologique précité, la plus grande réussite du livre réside dans sa structure, chaque chapitre ou presque débutant par l’arrivée d’un nouveau protagoniste, avec lequel il faut se familiariser et avec qui l’on tente de créer des connections : quel est son rapport avec David ? Est-il du côté des bons ou des mauvais ? Et d’ailleurs, qui l’est vraiment, bon ou mauvais ?

C’est donc à une galerie de personnalités plus caractéristiques les unes que les autres que nous sommes confrontés, autant de personnages qui viennent enrichir le récit au fur et à mesure que celui-ci se déploie. Que ce soit l’histoire d’Heinrich Muller qui devient Enrique Garcia une fois parvenu au Mexique, celle du lieutenant Rondo, de même que celles du prêcheur et de Pássaro qui, un temps, avancent en parallèle d’un chapitre sur l’autre ; ou encore celles de Juan Espinosa, Jérémie Hewitt et, pour finir, Irène. Il y a tout un monde chez Norbert Jakob, un univers dont la densité n’a d’égale que l’habileté de l’auteur pour nous la rendre digeste, mieux qu’elle provoque au lecteur l’irrépressible envie d’en connaître la suite.

« La mort demande à la vie : “Pourquoi les gens t’aiment tant, et moi ils me détestent ?” La vie réplique : “Parce que je suis un merveilleux mensonge et toi une triste réalité”. » (p. 68)

Il en ressort l’impression d’être conviés à un jeu de piste, mais pas seuls, puisque l’on y est accompagnés par Pássaro. Alors que le lecteur est sur les traces de la compréhension des rouages de l’histoire tout d’abord, puis à la recherche d’une histoire complète qui ferait sens, le héros, lui, l’est de sa propre narration. Et dans ce jeu d’ombre, tout en clair-obscur, bien malin celui qui, pour finir, n’y verrait qu’un pauvre jeu de dupe.

Bertrand Durovray

Référence : Norbert Jakob, Ne t’égare pas dans la nuit, Amérique du sud. Éditions Pierre Philippe, 2020. 220 pages.

Photos : © Bertrand Durovray (montage)

Bertrand Durovray

Diplômé en Journalisme et en Littérature moderne et comparée, il a occupé différents postes à responsabilités dans des médias transfrontaliers. Amoureux éperdu de culture (littérature, cinéma, musique), il entend partager ses passions et ses aversions avec les lecteurs de La Pépinière.

Une réflexion sur “L’Amérique du sud à corps et à cris

  • Norbert Jakob

    Monsieur Durovray,
    J’ai tout récemment découvert votre article concernant un de mes romans « Ne t’égare pas dans la nuit ». Votre analyse m’a fait très plaisir et je vous en remercie. Cela m’encourage de persévérer dans l’écriture.
    Avec mes cordiales salutations.
    Norbert Jakob

    Répondre

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *