L’écriture qui pousse #5 : Un feu pas si petit…
Bienvenue dans L’écriture qui pousse ! Aujourd’hui, vous allez découvrir un des textes produits dans le cadre de nos défis littéraires. Le défi du mois de janvier 2021 portait le titre suivant : « Devant un feu… ». L’idée ? Imaginer une histoire qui commence par « Je suis devant un feu et… », puis en inventer la suite.
Dans ce texte, Louise Glatz se confronte à un feu dévorant… suite à un geste maladroit !
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Un feu pas si petit…
Je suis devant un feu étonnamment petit : en fait, ce n’est pas un feu mais une simple flamme – l’esprit des enfants a tendance à tout enjoliver – et d’ailleurs je ne suis pas vraiment devant : je suis derrière la bougie ; je la tiens à la manière d’une torche, bras tendu droit devant moi.
Les plombs ont sauté. Je suis seule à la maison. Et le tableau électrique dans la cave. Chacun à sa place, sauf si le courant ne passe plus.
En Robinson Crusoé fraîchement débarqué sur son île déserte, sans Vendredi, j’avance à pas de loup à travers les corridors de la maison me laissant guider par la faible lumière de ma bougie. Détour de virage. Je frémis. Je scrute l’obscurité m’attendant à voir surgir gueules béantes, yeux injectés de sang, des animaux sauvages prêts à me sauter à la gorge. Mais non. Rien. J’atteins la cave, bien vivante.
Soulagée, je coince ma bougie entre deux lattes de bois et tente tant bien que mal d’ouvrir le couvercle qui protège le tableau. Affairée à trouver le disjoncteur à enclencher – c’est un véritable clavier à touches diverses et variées qui se présente devant mes yeux sceptiques – je ne vois pas la bougie tanguer dangereusement en direction du rideau. Lorsqu’enfin je parviens à rétablir l’électricité, il est déjà trop tard, les flammes ont dévoré le rideau et lèchent avidement la réserve de bûches récemment remplie. Le feu se propage à vitesse grand V dans un vacarme assourdissant. Le bois crépite, les poutres craquent, une partie du plafond s’effondre.
Les flammes sur mes talons – bien décidée à ne pas terminer en Jeanne d’Arc – je gravis les escaliers quatre à quatre et me précipite dans le bureau de mon père récupérer ma précieuse PS5. Tout peut brûler sauf elle ! Je la saisis alors que les flammes entrent dans la pièce et se dirigent droit sur la bibliothèque paternelle. Il ne leur faut que quelques secondes pour s’attaquer aux livres qu’elles dévorent méthodiquement suivant l’ordre alphabétique : elles ne font qu’une bouchée d’Anouilh, Aragon et Artaud, savourent Bataille, Beauvoir et Bergougnioux, puis grignotent quelques pages de Calvino et Camus.
Les flammes dansent, se contorsionnent, sifflent dans un tourbillon de crépitements orange vif. Les livres s’embrasent et une vapeur brûlante file vers le plafond. Tout le savoir pédant de mon père disparait dans un épais nuage de fumée noire.
Je suis hypnotisée. Un sentiment de jouissance coupable s’insinue en moi. Absolument incontrôlable. Adieu les explications à rallonge de mon père sur les classiques de la littérature française – parce qu’il ne faudrait quand même pas que sa fille unique soit une illettrée !
Le mélange explosif d’euphorie et de CO2 – surtout de CO2 – commence à se faire sentir et la tête me tourne. J’ai juste le temps d’apercevoir encore Feux de Yourcenar s’embraser – Hasta la vista, bonne crémation ! – avant de me précipiter dans le couloir, direction la porte d’entrée. Mais tout en ouvrant la porte de ma main droite, j’emmêle mon pied gauche dans une corde à sauter qui traine au beau milieu du vestibule. Le célèbre et quotidien tu-crois-que-tes-affaires-vont-se-ranger-toutes-seules-Jeanne de ma mère résonne dans ma tête. Trop tard. Le feu s’en est chargé. Tout est rangé et dépoussiéré maintenant.
Tête la première, je dévale, empêtrée, les escaliers, effectue quelques roulés-boulés avant de m’écraser lourdement contre le cerisier du jardin. Je reste quelques instants, qui me semblent une éternité, inconsciente, dans cette position inconfortable. Au loin, retentissent alors les sirènes, mais il est trop tard, il ne reste plus rien à sauver : Zola est tombé en poussière et Zweig carbonisé depuis belle lurette.
Je me redresse et m’assieds sur l’herbe face au gigantesque brasier qu’est devenue notre maison, ma PS5 toujours bien serrée dans ma main gauche. Indemne.
Je suis devant un feu et tout compte fait, il est étonnamment grand.
Louise Glatz
Photo : © Life-Of-Pix
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