Les réverbères : arts vivants

L’argent plus fort que l’amour

Jusqu’au 6 mars au Théâtre de Carouge se joue La fausse suivante, un classique de Marivaux servi par une éblouissante Brigitte Rosset toute en fragilité dans un monde sacrifiant le bien commun de l’amour au nom des plus cupides intérêts individuels.

« J’aurais beau être prophète, avoir toute la science des mystères et toute la connaissance de Dieu, j’aurais beau avoir toute la foi jusqu’à transporter les montagnes, s’il me manque l’amour, je ne suis rien… »[1]

Ne restait-il à l’optimiste Jean Liermier que des ajouts externes au texte de Marivaux (la première lettre de l’épitre des Corinthiens, une chanson inoubliable de Brel et une autre non moins célèbre de Caetano Veloso) pour sauver le naufrage amoureux de cette fausse suivante ? Au fur et à mesure de l’histoire, il faut bien se rendre à l’évidence : chaque personnage, quelle que soit sa condition sociale, est avant tout attiré par l’appât du gain, de la luxure ou du vice. Une seule exception : une comtesse que l’âge rattrape et qui semble bien seule dans l’émoi de ses emportements du cœur.

Près de trois cents ans après son écriture (1724), le texte du génial dramaturge conserve la vérité de démasquer le machiavélisme, la brutalité des rapports humains liés à l’argent et l’égoïsme dont sont capables les humains. Marivaux nous livre en effet une vision malheureusement encore tout ce qu’il y a de plus actuelle des capacités d’égotisme vénal que peut montrer l’homme avec un tout petit h. On appelle donc cela la force intemporelle des grands classiques grâce auxquels, comme l’explique le directeur du Théâtre de Carouge, on « cherche à attraper l’universel ».

« Quand on a que l’amour, pour habiller matin, pauvres et malandrins, de manteaux de velours… »[2]

On l’aura compris, le thème principal de cette triste condition humaine est l’argent. Le message est clair : rien n’y résiste. Il y a pourtant cet écho nostalgique d’un romantisme perdu dans le regard fané de cette comtesse – colombe dans la bourrasque[3] – délicatement interprétée par le couteau suisse Brigitte Rosset.  Et si vite balayé sur l’autel cupide de pitoyables intérêts particuliers tapis tant chez les valets que sous le vernis de leurs maîtres. Car dans ce monde sans âme, le froid règne et gèle l’intérieur des êtres. À l’image de la neige qui envahit même le parquet de la maison bourgeoise.

Deux heures durant, nous voilà ainsi entraîné·e·s dans la subtilité de la langue de Marivaux, en totale adéquation avec la finesse de l’analyse psychologique qu’il fait de ses personnages. Les répliques sont denses, brillantes, précises. Il se joue des mots comme des situations avec une aisance déconcertante qui redonne toutes ses lettres de noblesse à l’expression « coup de théâtre ». La construction de l’ensemble du propos, ses méandres et rhizomes, tiennent d’une entreprise de précision dont il est le grand virtuose.

Les trois valets de l’histoire sont moins innocents que ceux du siècle de Molière. Sous leurs apparences de fêtards bon vivants, ils se découvrent violents, manipulateurs voire même harceleurs. Christian Scheidt incarne un Trivelin inquiétant couvert de noirs tatouages – et dont l’impertinence augure peut-être le crépuscule d’un certain rapport à l’autorité face aux maîtres. Les Lumières enfanteront la Révolution… L’Arlequin paumé et aviné de Pierre Dubey lui permet de montrer encore une fois une riche palette de jeu. Jean-Pierre Gos, quant à lui, propose un décalé Fontin bricoleur. Il est surtout saisissant lorsqu’il se fait mélomane belge, poète liturgique puis interprète cristallin de la chanson d’amour finale.

« Comme il a souffert pour elle… même dans sa mort il l’appelait…  »[4]

L’opportuniste Lélio, campé par Baptiste Gilliéron, perd progressivement de sa superbe en découvrant sa véritable nature sous les stratagèmes successifs de son pseudo nouvel ami, dit le Chevalier, qui n’est donc autre que la jeune femme fortunée qu’il convoite. Lola Giouse se travestit ainsi en androgyne troublant pour jouer cette fausse suivante qui devra être encore plus roublarde que les hommes pour parvenir à ses fins. Celle-ci – cravate sur costume à carreaux, lunettes épaisses et cheveux gominés – sera la seule à trouver les mots pour séduire la comtesse. Mais alors… quelle est cette personne qu’aime la comtesse ? L’apparence masculine trouble de son prétendant ou l’âme féminine ambiguë de la démiurge chevalière ? S’engouffreront alors facilement dans la brèche les questions sociétales d’identité et de genre…

Au final, Marivaux et Liermier, dans un compagnonnage artistique sincère – le second ne tarissant pas d’éloges sur le premier – recréent la magie du théâtre en nous proposant un pas de côté pour observer cette mascarade humaine qui court à sa perte quand elle oublie le bien commun de l’amour. Et, comme nous y invite le tableau de fond de scène, la poésie de la neige tombant sur une forêt de bouleaux.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

La fausse suivante,de Marivaux, du 22 février au 6 mars 2022 au Théâtre de Carouge.

Mise en scène : Jean Liermier

Avec Pierre Dubey, Baptiste Gilliéron, Lola Giouse, Jean-Pierre Gos, Brigitte Rosset et Christian Scheidt

https://theatredecarouge.ch/spectacle/la-fausse-suivante/

Photos : © Théâtre de Carouge, Lauren Pasche, Carole Parodi

[1] Extrait de la première lettre de Saint Paul Apôtre aux Corinthiens, chapitre 13.

[2] Extrait de la chanson « Quand on n’a que l’amour » de Jacques Brel

[3] Alexandre Demidoff, le Temps, 6 mars 2020

[4] Extrait de la chanson Cucurrucucu Paloma de Caetano Veloso

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

2 réflexions sur “L’argent plus fort que l’amour

  • Stéphane Michaud

    Bonjour,

    Je pense que la chanson était chantée en direct et que cela était magique, n’est-ce pas ?

    Bien chaleureusement

    Stéphane

    Répondre
  • Bonjour très beau spectacle,
    Est- que la chanson Cururrucucu paloma était chantée en playbac ? ou véritablement chantée par le comédien.
    Merci encore pour ce bon moment.
    D. Michel

    Répondre

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