Lavinia ou Lavin-I.A. ? Métamorphoses polyphoniques d’une femme
Du 9 au 12 novembre, le Théâtre Saint-Gervais accueillait dans le cadre du GIFF (Geneva International Film Festival) un véritable ovni – théâtral, performatif, musical, numérique et féministe : Lavinia, spectacle polymorphe et polyphonique, adapté du roman éponyme de l’écrivaine américaine Ursula K. Le Guin.
Dans la semi-pénombre du théâtre, d’étranges contours se découpent sur scène. Des échafaudages, aux structures multicolores – orange, rose, beige, jaune… Un clavier de synthétiseur et une table de mixage, un micro, un violon – des boutons qui clignotent… d’étranges tapisseries aux formes alambiquées, qui suggèrent tantôt le drapé d’une cape, tantôt une fourrure jetée au sol… et, surplombant le tout, un gigantesque écran, qui n’attend que le début de la pièce pour s’allumer. Au milieu de quel monde étrange nous ont plongé·e·s Isis Fahmy et Benoît Renaudin ?
Futur ou Antiquité ? Un peu des deux ?
Mythologie augmentée
L’une après l’autre, trois femmes (Chris Antonarakis, Georgia Rushton et Zoé Sjollema) prennent possession des lieux. Vêtues de combinaisons noires, moulantes comme des justaucorps ou des tenues de plongée ; perruques identiques, dont seule la couleur varie. Elles s’emparent de l’espace de la scène – mais aussi de l’écran, car les voilà qui allument les séries de capteurs qui bardent leur corps. La magie de la réalité augmentée fait le reste : devant nous, l’avatar de Lavinia s’anime, en direct sur l’écran. À sa manière, chacune des actrices lui prête sa voix, son corps, ses gestes et ses déplacements, en fonction des capteurs qui lui sont dévolus. L’une incarne ainsi son visage et sa voix, une autre son corps, la troisième ses mains.
Lentement, elles commencent à construire une histoire, entre narration, musique et chant : celle de Lavinia, fille du roi Latinus et seconde épouse d’Énée, un des mythiques fondateurs de la cité qui deviendra Rome.
Le résultat est bluffant, tant par la fluidité des gestes de l’avatar que par la beauté des paysages que Lavinia traverse dans son monde virtuel – forêts parsemées de ruines, cité en guerre, campagne au crépuscule… le tout, dans un design graphique aux dessins très épurés, aux lignes franches et aux couleurs chaudes. Exit les images de synthèse qui vous jettent de la poudre aux yeux à force de trop singer le réel ; nous nous trouvons ici dans le domaine de la poésie, du mythe. Il s’agit de (re)présenter… pas d’imiter. Aussi, loin de détourner notre attention de ce qui est important, la présence de l’avatar nous pousse à opérer du regard d’harmonieux va-et-vient afin de saisir dans un même ensemble ce qui se construit sur le plateau (le mouvement des actrices, leurs expressions, leurs déplacements souvent chorégraphiés en boucles de gestes précis – toute une corporalité réelle, incarnée dans la chair et dans le sang) et à l’écran (la transposition, via les capteurs, de l’énergie vitale des actrices à cette Lavinia virtuelle, qui au cours de la pièce prend de plus en plus corps).
Grâce à l’intelligence artificielle, Lavinia prend vie – mais une vie polyphonique, traversée par une multitude de voix.
Chante, ô Muse…
La voix, justement, apparaît comme l’enjeu central de Lavinia – un propos déjà présent dans l’œuvre originale. Comment, s’est demandé Ursula K. Le Guin dans son roman, (re)donner la parole à un être dont l’existence n’a été rendue tangible qu’à travers une poignée de vers ? Comment suggérer l’épaisseur de sa vie, les soubresauts de son âme – ses peurs, ses joies, ses sensations, ses espoirs, ses victoires et ses échecs ? Car de Lavinia, ni l’histoire ni la littérature n’ont gardé grande trace : c’est avant tout dans l’Énéide, épopée en latin du poète Virgile, qu’on croise presque incidemment Lavinia. Elle est la fille du roi Latinus (roi des Latins, comme son nom l’indique !), qui accueille Énée après sa fuite de Troie et lui permet de s’installer dans la région du Latium. En l’honneur de Lavinia, qui lui est donnée comme épouse, Énée fonde la ville de Lavinium. Bien plus tard, un des descendants d’Énée, Romulus, fondera Rome.
Au milieu de ces hommes illustres (Virgile, Énée, Latinus, Romulus…), difficile de retrouver la voix de celle qui fut Lavinia. C’est donc à ce silence, à cette simple mention dans l’œuvre d’un poète latin, qu’Ursula K. Le Guin a voulu rendre hommage. Publié en anglais en 2008, traduit en français en 2011 chez L’Atalante, Lavinia tente de (re)construire la vie d’une femme dont la corporalité ne tient plus que par le fil, très mince, de la poésie. Isis Fahmy et Benoît Renaudin placent cette problématique au cœur de leur adaptation, virtuelle et féministe – non seulement grâce aux paroles de leur Lavinia à trois visages (ou plutôt quatre, si on compte celui de l’avatar), qui s’adresse directement au poète Virgile pour questionner son propre libre-arbitre, sa destinée de personnage mi-réel, mi-littéraire… mais surtout grâce à la stratégie de l’écran, qui souligne le paradoxe que construit la pièce : en effet, si, au bout de la performance, la Lavinia-avatar a acquis pour nous autant de réalité que les trois actrices qui l’incarnent, elle n’est à l’arrivée qu’une projection – qui peut disparaître, sitôt la pièce achevée… ou devenir la louve fondatrice de Rome, comme le suggère l’une des dernières scènes.
À nous de choisir si nous préférons renvoyer Lavinia dans les limbes de l’Hadès… ou lui octroyer une existence nouvelle.
Magali Bossi
Infos pratiques :
Lavinia, adapté du roman de Ursula K. Le Guin, du 9 au 12 novembre 2023 au Théâtre Saint-Gervais.
Création : Isis Fahmy, Benoît Renaudin
Avec Chris Antonarakis, Georgia Rushton et Zoé Sjollema.
Photos : © Carole Parodi