Le café où l’on remonte le temps
« Le café s’appelle Funiculi funicula. Censé vous faire retourner dans le passé, il est devenu si célèbre qu’une longue file d’attente se forme devant tous les jours. Mais dans les faits, pratiquement personne n’a réussi à voyager dans le temps. En effet, pour pouvoir le faire, il faut accepter des règles contraignantes. Très très contraignantes. » (p. 19)
Tout commence donc… dans un café. Quelque part, dans les rues bruyantes de Tokyo. Situé au sous-sol, le Funiculi funicula ne comporte aucune fenêtre. Sa décoration est minimaliste, comme figée dans le temps : six lampes avec abat-jour, un éclairage sépia… et « trois grandes horloges murales anciennes qui […] indiqu[ent] chacune une heure différente » (p. 6). On y entre parce qu’on y a ses habitudes… ou qu’on a poussé la porte par hasard. C’est là que se déroule l’intégralité de l’intrigue de Tant que le café est encore chaud (Coffee ga samenai uchi ni, en langue originale), du dramaturge japonais Toshikazu Kawaguchi.
Voyage temporel en huis-clos
Traduit en français par Miyako Slocombe, Tant que le café est encore chaud est à l’origine une pièce de théâtre à succès. Son adaptation en roman a connu au Japon un succès important : plus d’un million d’exemplaires vendus ! De quoi préfigurer le best-seller, une fois édité à l’international… Cet ancrage théâtral est ce qui confère au roman son atmosphère particulière. Oubliez les péripéties galopantes qui accompagnent souvent les histoires de voyage dans le temps : ici, nous ne quittons jamais la salle cosy du Funiculi funicula. C’est uniquement là que se déroule l’intrigue – entre ces quatre murs qui rappellent l’espace clos d’une scène de théâtre. Unité de lieu, donc… mais pas forcément de temps, puisque les client·e·s le remontent parfois. Le pouvoir mystérieux de l’endroit ne leur permet néanmoins pas de se rendre n’importe où, car quand on revient en arrière, on ne peut pas quitter le Funiculi funicula. On voyage dans le temps, pas dans l’espace. À cela s’ajoute quelques règles essentielles :
- Il faut s’asseoir sur une chaise précise, normalement occupée par une mystérieuse femme vêtue de blanc (en réalité, un fantôme qui va à intervalles réguliers aux toilettes – seul moment où on peut lui emprunter son siège) ;
- ne pas quitter sa chaise, même lorsqu’on a remonté le temps ;
- et surtout, terminer sa tasse de café avant que le breuvage ne devienne froid… sous peine de ne pas revenir au moment présent !
Une galerie de personnages
La principale force de l’écriture de Toshikazu Kawaguchi n’est cependant pas de construire une intrigue à base de voyage dans le temps – ce n’est, en réalité, qu’un prétexte pour croquer une série de personnages attachants, avec leurs espoirs en bandoulière, leur cœur en berne, leurs casseroles héritées d’une existence pas toujours facile. Comme beaucoup de cafés de quartier, le Funiculi funicula est le lieu de rencontre des êtres un peu paumés, un lieu où on se sent inexplicablement mieux, où on trouve une oreille attentive, un réconfort qui ne mâche pas ses mots et qui assène souvent des vérités aussi dérangeantes que nécessaires… et s’il n’y a rien de tout ça, on a au moins une boisson chaude.
Parmi les habitué·e·s ou la clientèle de passage, on croise Fumiko Kiyokawa, une jeune amoureuse éconduite par un fiancé qui lui a préféré sa carrière (du moins, en apparence) ; Yaeka Hiraï (que tout le monde appelle « Mlle Hiraï »), la tenancière d’un snack-bar voisin, qui s’est enfuie de chez elle pour ne pas reprendre l’auberge familiale (au grand dam de sa petite sœur) ; M. Fusagi, qui lit des magazines de voyage et perd peu à peu la mémoire ; Mme Kôtake, une infirmière (en réalité, la femme de M. Fusagi, dont il ne se souvient plus). Il y a aussi l’équipe du café, la serveuse Kazu Tokita, cousine de Nagare Tokita (le patron un peu bourru), et la femme de ce dernier, Kei Tokita. Cette dernière, malade chronique du cœur, mènera à terme une grossesse compliquée qu’elle sait être fatale, ce qui conduira à l’un des chapitres les plus bouleversants du roman. Chacune, chacun a ses raisons pour être ici – pour vouloir remonter le temps ou simplement profiter de l’espace chaleureux du Funiculi funicula. Toshikazu Kawaguchi croque avec beaucoup de tendresse ces personnages cabossés qui témoignent des inflexions intimes d’un Japon contemporain : relations de couple, équilibre familial, avortement, vie professionnelle VS vie personnelle, maternité, maladie, vieillesse… mort. À bien des égards, Tant que le café est encore chaud rappelle la douceur mélancolique du Fabuleux destin d’Amélie Poulain : Toshikazu Kawaguchi, comme Jean-Pierre Jeunet, sait attraper les vibrations des existences.
Essentielle leçon ?
Tant que le café est encore chaud appartient indéniablement à cette catégorie de livres au sein desquels on plonge avec plaisir et un soupir de satisfaction – un peu comme celui qu’on pousse après la première gorgée d’un café bien chaud (ou d’un thé, au choix). On se laisse porter par l’intrigue, mais surtout par les relations qui peu à peu se précisent et se renforcent entre les différents protagonistes. Pas de dualité manichéenne, de grands enjeux philosophiques ou de pouvoir : nous sommes ici dans un roman qui oscille sans cesse entre le fantastique (le café est un lieu surnaturel qui permet de remonter le temps, sans que cela puisse être expliqué) et un réalisme très contemporain. Avec, peut-être, un message en toile de fond – mais si ténu qu’il ne contamine en rien la légèreté de l’œuvre : tout ce qu’on peut faire dans le passé ne modifiera en rien le présent ou l’avenir. Tout ce que l’on peut faire, en somme, c’est de changer notre propre regard sur ce qui a été, pour mieux accepter ce qui est et se préparer à ce vient.
À méditer, autour d’un café chaud.
Magali Bossi
Référence :
Toshikazu Kawaguchi, Tant que le café est chaud, Paris, Albin Michel, coll. Le Livre de Poche, 2022, 239p.
Photo : © Magali Bossi