Le banc : cinéma

Le démon et le nerf de la guerre

Bellum veut raconter la guerre, montrer ce qu’elle est sans concession et sans jugement moralisateur. Ce documentaire suédo-danois de Georg Götmark et David Herdies offre un regard croisé en suivant trois individus, trois aspects différents de la guerre aujourd’hui.

Trois personnes et autant d’expériences radicalement différentes de ce qu’est la guerre. Un vétéran américain de la guerre en Iraq et en Afghanistan qui soigne ses troubles post traumatiques à coup d’alcool, un « nerd » suédois génie des nouvelles technologies et de l’intelligence artificielle, et une photojournaliste aguerrie qui est à Kaboul pour un projet photo. Au travers de ces trois personnes, ce sont trois visions qui s’affrontent, et des questionnement qui en découlent. Les réalisateurs ont fait le choix de poser un regard qui se veut le plus neutre possible, qui ne porte aucun jugement mais questionne simplement. La guerre aujourd’hui ne peut être envisagée sans les armes technologiques, et les avancées dans le domaine de l’intelligence artificielle nous confrontent à des dilemmes philosophiques et éthiques. Peut-on réellement ôter le choix de la responsabilité de la mort dans la guerre ? Si tel est le cas, si ce ne sont plus les hommes, mais la technologie qui prendra la décision de tuer une cible, quel futur cela laisse-t-il entrevoir pour l’humanité ?

Au plus le film avance, au plus un sentiment de malaise s’installe, et cette sensation trouble augmente à mesure que nous découvrons les protagonistes et que les différentes facettes de la guerre se dévoilent. En filigrane se dessine progressivement quelque chose de profondément problématique : quel regard posons-nous sur la guerre ? Ce nous, c’est à la fois le regard que posent les réalisateurs sur leur(s) sujet(s), mais aussi nous, double spectateur ; spectateur temporaire du documentaire qui se déroule sous nos yeux, spectateur passif regardant la guerre sans parvenir à nous en émouvoir. Lorsque Paula Bronstein, photojournaliste de son état, prétend dénoncer les souffrances et les ravages de la guerre tout en esthétisant cette horreur à des fins lucratives, la situation paraît obscène. L’œil voyeur de la photographe met ainsi en abime le regard que portent les réalisateurs sur leur sujet : un regard qui se veut détaché, mais qui est problématique par la motivation même de la démarche. Cette impression s’est accentuée au cours du film : la guerre et ses victimes sont filmées par des gens qui bénéficient, de manière indirecte, de cette souffrance. Les considérations poétiques et éthiques sur les ravages de la violence, parce qu’elles sont énoncées par une voix off, prennent une tournure artistique qui peut être dérangeante. À vouloir ne pas prendre parti, on peut rapidement tomber dans un relativisme moral. Toutefois, la démarche des réalisateurs est peut-être autre : en refusant de porter tout regard moralisateur, ils permettent au spectateur de se faire seul juge de ce qu’iel voit. Ce qui dérange dans le film fait peut être simplement écho à l’hypocrisie de chacun, et souligne l’aspect banal de l’inhumanité et de l’obscénité.

Car ces trois individus sont obscènes, leur mépris pour toute autre vie est tellement dérangeant qu’un sentiment de colère couve de plus en plus au long du film. Je finis donc par me demander si là n’est pas toute l’intention des réalisateurs : avoir volontairement effacé tout récit des victimes pour que l’on se penche uniquement sur les causes, et que l’on s’en indigne. Ce choix d’invisibiliser celles et ceux qui meurent au quotidien à cause de décisions prises en Occident, me pose question. Il est certes intéressant d’avoir voulu montrer que la guerre est aussi une problématique occidentale, et non un lointain conflit dans des contrées qui ne nous touchent pas. Mais en choisissant de ne s’intéresser qu’à des Occidentaux (qu’ils soient victimes, ou causes de ces guerres), le documentaire vient s’ajouter à la (longue) liste des films donnant une voix, un corps, une présence, encore et toujours uniquement aux mêmes. Certes les humains se sont toujours tués, et il n’a pas fallu attendre que l’Homme blanc arrive pour que les hommes commencent des guerres. Mais ignorer le fait qu’à l’heure actuelle, la plupart des conflits politiques et économiques sont directement liés à l’avidité de l’Occident me pose problème. Présenter la guerre comme une fatalité humaine, c’est imposer une puissante violence à ceux qui en subissent les coups au quotidien. Et ceux-là n’ont pas la parole, on ne les voit pas, si ce n’est brièvement et uniquement à travers le regard de la photographe. Lorsque cette dernière photographie un enfant sans attendre son accord, on ne peut s’empêcher d’être révolté face à cette double exploitation : exploité par une guerre qu’il n’a pas choisie, et exploité dans sa souffrance pour des fins « artistiques ».

Cette ambivalence du documentaire est à la fois sa force et sa faiblesse. Sa force car, résolument, il est source de questionnements et d’interrogations. Sa faiblesse car en prétendant refuser tout parti moral, il se retrouve à nouveau du côté des dominants, de ceux qui peuvent affirmer que « War feeds itself » en ayant l’air de sincèrement y croire. Quand on fait partie du camps de ceux qui la nourrissent, c’est indécent. Affirmer que l’on arrive pas à imaginer un monde sans guerre tant qu’il y aura des hommes, alors qu’on crée soi-même des armes technologiques qui tuent ces hommes, c’est indécent. Affirmer que la photo peut rendre belle la guerre, c’est indécent. Et filmer la perdition d’un homme que la guerre a détruit, filmer son ébriété pour le rendre pathétique et susciter une émotion auprès d’un spectateur, c’est indécent.

Au final cette indécence est peut-être voulue, et la déclaration d’Oppenheimer qui ouvre le film prend un second sens, plus profond. « For now I am become Death, the destroyer of worlds », ce n’est pas seulement la guerre “physique”. Ce ne sont pas seulement les drones envoyés et les missiles télécommandés. C’est tout un système dont nous ne sommes que des rouages, tous coupables de nous dédouaner, nous spectateurs du film et du monde qui nous entoure, de nos responsabilités. En filmant ce qu’il y a d’indécent chez ses trois personnages qui « profitent », chacun à leur manière, d’une guerre soi-disant lointaine, pour défendre des intérêts soi-disant démocratiques, c’est nous renvoyer de plein fouet notre propre hypocrisie. Hypocrites de croire que si on invente une intelligence qui prendra la décision de tuer un « ennemi », nous ne serons plus responsables de sa mort et surtout hypocrites de croire que nous ne sommes pas responsables de ce qui se passe au Moyen Orient et ailleurs. L’on pourrait argumenter sur la responsabilité individuelle de chacun, mais le triste constat que Bellum fait est que la domination semble toujours aller dans le même sens : l’Occident sur le reste du monde. Bellum ne serait-il pas, au final, le démon de l’avidité ?

Milena Zinzius

Référence : Bellum de David Herdies et Georg Götmark, 1h27, Suède-Danemark, 2021.

Photo : ©DR

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